L’Algérie française: un apartheid à la française
La conquête de l’Algérie a été désordonnée, furieuse, meurtrière. Aucun projet précis ne l’a motivé. Le hasard et des mauvais jugements l’ont fabriqué dans l’injustice et la violence. Ceci est exposé dans des articles précédents.
Le texte qui suit raconte l’Algérie pacifiée. Les colons s’installent. Avec l’appui de l’Etat et des gouvernements, ils mettent en place un apartheid entre les communautés européenne et musulmane. L’histoire officielle ignore ce mot terrible. Il décrit pourtant la réalité.
La France n’aime pas attendre.
Sa conquête de l’Algérie se termine vraiment en 1871, par la répression très dure d’une énième révolte en Kabylie. Après cela, le territoire connaîtra une période plus calme, du moins en apparence. La braise sera toujours été vive sous la cendre des massacres.
Lors de ce dernier épisode sanglant, en Kabylie, personne n’a comptabilisé le nombre de musulmans tués. Les meneurs survivants ont été déportés en Nouvelle-Calédonie, un impôt de punition a écrasé la population, des terres ont été confisqués. Côté français, un rapport officiel parlera du « mépris systématique de la vie humaine » lors de la « pacification » . Côté musulman, la transmission orale fixe la violence dans les mémoires.
Mais donc, la France n’aime pas attendre. En tout cas, elle n’a pas attendu la fin des combats pour proclamer à la face du monde que, désormais, l’Algérie lui appartient. Une ordonnance datée du 31octobre 1838 range l’Algérie au rang des colonies de la Couronne. Ce texte vaut annexion. Dix ans plus tard, février 1848, Louis-Philippe est renversé par les barricades, comme Charles X avant lui. La République qui lui succède, deuxième du nom, confirme le statut de l’Algérie. L’article 109 de la Constitution dit ceci:
« Le territoire de l’Algérie et des colonies est déclaré territoire français et sera régi par des lois particulières jusqu’à ce qu’une loi spéciale les place sous le régime de la présente Constitution. »
Cette distinction de l’Algérie par rapport aux autres colonies (Martinique, Guadeloupe, Réunion, Polynésie, etc…) retient l’attention. Pourquoi ce territoire reçoit-il un traitement différend? S’il n’est pas une colonie, qu’est-il donc? Comment, alors, le nommer?
Une première réponse arrive le 9 décembre 1848. Un arrêté publié ce jour là découpe l’Algérie en trois départements: Alger, Oran, Constantine. En organisant l’espace sur le modèle administratif de la métropole, le gouvernement dévoile son projet de colonie de peuplement. Désormais, l’Algérie n’est plus une terre étrangère. Elle est un bout de France, elle est l’Algérie française.
Ceci pose une question singulière : que faire des musulmans présents sur le territoire ? Quel place leur accorder dans ce pays qui était le leur avant d’être le nôtre? Quels droits leur reconnaître?
Le chantier est sans précédent. Il s’agit d’organiser la vie quotidienne d’hommes, de femmes et d’enfants très éloignés de ce que nous sommes. Au moment où le problème se pose, personne en France n’y a réfléchi sérieusement. Ceci explique que les réponses apportées au fil du temps relèveront davantage du bricolage et de l’inspiration de l’instant, que de la réflexion respectueuse des individus et de leur culture.
Avant de poursuivre, notons cette triste ironie. Le paragraphe V du préambule de la Constituon de 1848 assure ceci:
« La France respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne. Elle n’entreprend aucune guerre dans ces vues de conquête. Elle n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »
Proclamer solennellement des principes contraire à la politique appliquée depuis quinze ans révèle la profondeur du cynisme dans lequel s’est installé le pouvoir français en Algérie. Ce constat règle son compte au procès de l’anachronisme. On dit souvent, en effet, à propos de cette histoire algérienne, qu’il ne faut pas regarder la situation d’hier avec les yeux d’aujourd’hui. Force est de convenir que les yeux d’hier, déjà, percevaient la tragédie dans laquelle s’engageait la France.
Les mesures décidées à partir des années 1840, en Algérie, par la puissance occupante, aboutissent à la mise en place d’une politique de développement séparé des deux communautés présentes sur le territoire, l’européenne et la musulmane. Avant d’en détailler les aspects, il faut s’arrêter sur le concept lui même.
Dans l’histoire du monde, telle que nous la connaissons et la percevons, la notion de « développement séparé » porte un nom simple, qui la définit clairement: l’apartheid. Le mot provient de la culture afrikaaner, du nom du pays où a été officiellement instauré ce système, au XXème siècle : l’Afrique du Sud. Ce pays est ainsi devenu le symbole du racisme, l’exemple de l’inacceptable. Ce que nous ignorons nous mêmes, ce que n’apprennent pas nos enfants dans les écoles, c’est que la France a appliqué une politique d’ apartheid en Algérie au cours du XIX° puis du XXème siècle. Ceci n’a jamais été théorisé, explicité, encore moins revendiqué. Mais sa réalité est incontestable.
L’apartheid français en Algérie repose sur trois piliers.
D’abord, le vol des terres effectué par la puissance occupante au détriment des musulmans. Les bonnes terres, les terres accessibles, proches du littoral, généreuses, sont attribuées aux colons européens qui arrivent par dizaines de milliers en Algérie à partir de 1848. Les anciens occupants, eux, sont chassés, contraints de s’installer ailleurs, loin, dans des espaces où la vie est infiniment plus difficile et plus triste. Les voilà désormais malheureux dans leur pays. Ce constat sentimentalisme n’émeut personne en France. On peut même écrire que tout le monde s’en moque.
Le statut que la République accorde aux premiers occupants de l’Algérie constitue le second pilier de l’apartheid. Certes, les musulmans sont français, mais aucun des droits ordinairement attachés à la nationalité ne leur sont accordés. Ils deviennent des sous-citoyens, dotés d’un statut particulier, dit de l’ « indigénat », où les devoirs sont écrasants et les droits inexistants. La Constitution de 1848 proclame pourtant qu’elle a « pour principe la Liberté, l’Egalité, la Fraternité » entre les êtres humains. La formule est belle. La Deuxième République est la première à l’employer officiellement.
L’éducation différenciée constitue le troisième pilier de l’apartheid. Les petits européens sont scolarisés à Alger ou à Constantine comme le sont leurs semblables dans la métropole. En revanche, la volonté inébranlable de l’occupant exclura durant plus d’un siècle les petits musulmans des bienfaits qu’apporte l’enseignement.
Vol des terres, statut de l’indigénat, analphabétisation de masse: voilà les trois piliers de l’apartheid français en Algérie. Parfois, des historiens emploient le mot pour décrire la politique de la France. Ils l’assortissent en général d’un point d’interrogation, ce qui en ruine la portée.
D’abord, le vol des terres.
Il faut imaginer le choc des cultures que représente l’arrivée des Français en Algérie. La société musulmane est une société de traditions. Ses règles ne sont écrites nulle part. Elles sont issues des habitudes et des usages, eux mêmes fabriqués par les nécessités d’une vie âpre, sur une terre capricieuse, exposée à d’importants aléas climatiques. Pour y faire face, une solidarité obligatoire unit ses membres. La propriété de la terre, par exemple, est collective. C’est une tribu qui la possède, pas des individus. Ce qui peut sembler une contrainte vu de France, est accepté en Algérie où le groupe se confronte régulièrement aux mauvaises récoltes ou aux disettes. Dans cette même optique, ces tribus se livrent peu au commerce et conservent leurs grains dans des silos pour y puiser aux jours difficiles. Ceci explique le morcellement du pays en une myriade infinie de tribus, et permet de comprendre pourquoi il n’existe ni conscience nationale, ni Etat.
Les Européens qui débarquent sont porteurs d’une culture différente, voire contraire à celle des musulmans. Eux valorisent l’individu, le talent particulier. Ils sont portés par cette force mentale que représente le sentiment d’appartenance à une Nation, incarnée par un puissant appareil d’Etat.
Ces différences psychologiques procurent aux envahisseurs un sentiment de supériorité. Assez vite, sinon immédiatement, c’est un mépris qui s’installe et qui explique l’absence d’états d’âme chez les militaires d’abord, les colons ensuite, dans leur confrontation avec les populations déjà présentes sur le terrain. La violence qu’ils utiliseront en sera la traduction concrète.
Prendre la terre, chasser ses occupants. La folie meurtrière à laquelle se sont abandonnés Thomas Bugeaud, Louis de Lamoricière et avec eux les officiers et les soldats de l’armée française, a été décrite dans le chapitre précédent. Un labyrinthe juridique fabriqué par la puissance colonisatrice prend le relais des fusils et des canonnades. On ne sera pas surpris de constater que les musulmans s’y perdent irrémédiablement.
Des ordonnances établissent dès les années 1840 l'accaparement des « biens habbous » par Les Domaines, institution tricolore de gestion de l’espace public. Ces biens habbous sont des parcelles cultivées dont la propriété appartient aux mosquées. Ceci matérialise l’importance de la religion dans la vie sociale. En réalité, les mosquées sont davantage dépositaires du bien que propriétaires. Il est hors de question, par exemple, qu’elles le vendent. Ainsi, les paysans les cultivent en toute sécurité, sans craindre d’en être chassés. Cette situation est établie depuis des siècles. Personne n’imagine qu’elle puisse changer.
Voici tout à coup les tribus envahies confrontées à l’acte juridique de l’occupant: la saisie des biens habbous. Ceci représente à la fois un sacrilège et un bouleversement. A la violence physique de la guerre succède la violence psychologique de la dépossession. Que peuvent faire les populations musulmanes? S’opposer et résister? La force n’est pas avec eux. La possibilité existe, qui leur est exposée sans rire par les administrateurs, de contester la décision juridique. En d’autres termes, le Conseil d’Etat leur tend les bras. Quand on est un paysan de la Mitidja ou de l’Oranais, ceci apparaît bien théorique.
Une fois la brèche ouverte, la créativité des juristes est sans limites.
Des théoriciens du droit tricolore affirment l’existence d’un usufruit séculaire au profit des musulmans, occupant sans titre d’une terre rattachée à l’empire ottoman. Celui ci se trouvant déchu de sa possession par la conquête française, cette dernière peut réaménager l’espace à sa convenance. Le raisonnement ne vaut pas grand chose. Mais qui ira le contester?
D’autres textes stipulent que tout terrain non cultivé pourra faire l’objet d’une expropriation automatique. La mesure est habile. Les agriculteurs locaux pratiquent la jachère, donc les espaces sont saisissables. En outre, une large part des espaces disponibles est réservée aux pâturages. L’administration peut ainsi, grâce à des règles de papier, mettre la main sur des centaines de milliers d’hectares et les redistribuer comme bon lui semble.
Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif. Les constructions juridiques pour prendre la terre à ceux qui l’occupent sont multiples. Il faut néanmoins citer un dernier texte, voté par l’Assemblée nationale en juillet 1873. Son auteur s’appelle Auguste Warnier. Médecin militaire, il est arrivé en Algérie en 1834. Il n’est plus reparti. Il a étudié les mœurs et les coutumes des musulmans. Il a réfléchi, écrit sur eux. Il entre en politique à la chute de l’Empire, en 1871, date à laquelle il devient député d’Alger.
La loi qu’il fait voter à une Assemblée qui connaît mal, ou pas du tout, l’Algérie, est d’apparence technique. Il s’agit d’aligner les règles algériennes de la propriété sur celles en vigueur dans la métropole. En effet, le Code civil indique que personne ne peut être obligé de rester dans une indivision contre son gré. Concrètement, cela signifie que dès qu’une personne fait connaître son désir de sortir de l’indivision, celle ci doit se recomposer autour de ceux qui veulent y rester, où se démanteler si un nouvel accord n’est pas trouvé.
Cette liberté a du sens dans une culture ou l’individu est valorisé. Elle se révèle explosive dans une mentalité où le groupe domine. Cela, Auguste Warnier le sait bien. Mais son but est de fournir un outil juridique efficace aux colons pour qu’ils puissent accaparer le plus de terrains agricoles possibles. Sitôt ce texte voté, des musulmans sont démarchés pour vendre leurs droits sur des parcelles. Les indivisions explosent les unes après les autres. C’est sur la base du texte Warnier que seront enregistrées le plus grand nombre de transactions foncières. Les historiens parlent de la « loi des colons » pour évoquer le pillage des terres algériennes.
Il faut maintenant décrire les conséquences de cette politique d’exaction au détriment de la communauté musulmane. On peut évoquer d’abord le déplacement géographique, qui est un déracinement. Se constate ensuite l’éclatement des structures anciennes sur lesquelles se fondaient la solidarité. Enfin, l’obligation est faite aux populations déplacées de s’adapter aux espaces plus arides, moins généreux.
Au bout de tous ces changements, c’est l’horreur qui se présente. L’Algérie connaît à partir de la moitié du XIXème siècle des famines régulières. Des enfants meurent de ne pas manger. Des parents meurent de faim eux aussi, ou de chagrin. Quant aux vivants, qui sont des survivants, à part la haine, quels sentiments peuvent-ils éprouver pour ceux qui leur ont apporté le malheur?
Une famine terrible sévit ainsi à la fin des années 1860. Son bilan, qui est une estimation, oscille entre 300.000 et 600.000 morts. D’autres catastrophes alimentaires, moins meurtrières, se produisent à des intervalles irréguliers jusqu’à la fin du XIX° siècle. Ces calamités installent une pauvreté endémique des populations. Certes, elles n’ont jamais vécu dans l’aisance. Mais désormais, elles luttent quotidiennement dans le dénuement. Les témoignages sur ce sujet sont innombrables. Ils émanent de voyageurs européens. Ils figurent dans les rapports militaires. Au moment d’incorporer les musulmans d’Algérie pour en faire des combattants de la première guerre mondiale, les médecins noteront des cas anormalement élevés de rachitisme. Un Gouverneur général des années 1920, Maurice Violette, pointera de la même façon l’état sanitaire déplorable de la population première du territoire.
Albert Camus se fait connaître en décrivant lui aussi la situation terrible des musulmans en Algérie. Nous sommes en 1939, il a vingt-six ans. Le journal « Alger Républicain », qui l’emploie comme reporter, l’envoie en Kabylie, d’où parviennent d’étranges rumeurs. La population s’y trouverait dans une misère extrême, les morts se compteraient par milliers, ou davantage. La presse favorable aux colons crie à la désinformation. Elle y voit la marque d’un complot visant à affaiblir la Nation.
Albert Camus se rend sur place. Sa mission est simple: raconter ce qu’il voit. « Alger républicain » publie ses reportages du 5 au 15 juin 1939. Ils décrivent une réalité française, puisque l’Algérie c’est la France, qui touche des Français, puisque les musulmans en possèdent la nationalité.
Sous la plume de Camus, les corps sont décharnés. Le froid les attaque parce qu’ils ne sont pas couverts. La nuit, le sommeil est impossible: le ventre est vide, la température basse. Des enfants affamés avalent des plantes qu’ils trouvent dans la nature. Ils meurent empoisonnés. Les maladies de toutes natures prospères. Certaines deviennent épidémies. Elles font des ravages.
Le reportage produit un choc immense. Et aussi de l’indifférence. Rien ne change. Dans trois mois, septembre 1939, ce sera la guerre. Tout le monde oubliera.
Vingt ans plus tard, la même misère.
Germaine Tillion est ethnologue. Elle a été déportée au camp de Ravensbrück, en 1944. Sa mère, là bas, a trouvé la mort. Germaine, elle, est revenue vivante. Elle connaît bien l’Algérie. Elle y allait avant la guerre, elle y retourne après. Le périple qu’elle effectue dans le pays en 1956 donne matière au récit que publient les éditions de minuit l’année suivante. Germaine Tillion emploie le mot terrible de « clochardisation » pour décrire la situation des musulmans. Nulle part ailleurs sur le territoire français un tel terme ne peut être employé pour décrire la situation des habitants. Il l’est seulement en Algérie.
Il faut décrire maintenant le second pilier de l’apartheid tricolore. Il résulte de la réponse à cette question : quel statut l’occupant doit-il accorder aux occupés ?
Au temps de la conquête d’Alger, réalisée en 1830 sans projet précis, la réponse est claire. Les musulmans sont des étrangers. Ils ont vocation à le rester. Le maréchal de Bourmont, qui a hissé le drapeau national au-dessus de la Casbah, signe un document où il garantit le respect par les armées d’occupation des coutumes et des usages observés par les musulmans. Ceci indique la volonté d’instaurer une cohabitation pacifique entre des cultures qui se découvrent par la force des armes.
Le problème se pose de manière différente après 1848, quand la Deuxième République découpe le territoire en départements. Désormais, l’Algérie, c’est la France. Alors, que sont les musulmans? Seraient-ils envisageable, est-ce possible, qu’eux aussi soient Français?
La situation paraît extravagante. Mais finalement, oui: faute d’avoir réfléchi, les pouvoirs publics conviennent que les musulmans aussi seront Français. C’est une aberration, bien sûr. D’abord parce que ce n’est pas vrai. Ensuite, parce que personne ne le souhaite, ni les musulmans, ni les colons, ni les Français de l’hexagone. Impossible cependant de dire autre chose et de faire autrement. Il faut donc mettre de l’ordre dans l’aberration.
A force de tâtonnement, un chemin se dessine. Le gouvernement, sa justice, élaborent une théorie qui distingue entre la nationalité et la citoyenneté. Effectivement, le musulman qui se trouve en Algérie - homme, femme, enfant - est Français. La Cour d’appel d’Alger le confirme en 1862, dans un arrêté retentissant. Mais il l’est imparfaitement. Là est l’astuce. Pour ne pas perturber sa vie quotidienne, il est décidé que les coutumes propres à la culture musulmane continueront d’encadrer son existence. Ceci vaut pour la constitution de la cellule familiale, qui s’articule autour de la polygamie et de la répudiation, ou pour la transmission des patrimoines, organisée par des règles séculaires.
Se construit ainsi, de manière hasardeuse, un statut spécifique, applicable aux musulmans vivant dans l’un des trois départements occupés par les Français, dits européens. Ce statut porte un nom: celui de l’ « indigénat ». Le mot, « indigène » a déjà été employée par l’administration française au XVIIème siècle, pour désigner les indiens d’Amérique, lors de la « première colonisation ». Il est repris par la puissance publique, suffisamment sûre d’elle même pour l’enfermer dans une loi. Celle ci est votée en juin 1881. Son contenu est sans précédent dans la République.
Le Français indigène, qui s’oppose au Français européen, ne bénéficie d’aucun droit civique. Le vote? Il oublie. Il est chez lui, pourtant. C’est sa terre qui est aménagée, urbanisée, modifiée. Tant pis, on se passera de son avis. Pour tenter de compenser la violence, des représentations minoritaires lui sont accordées dans certaines communes. Mais concrètement, aucun exécutif municipal ne tient compte des demandes formulées par la population « indigène », ni ne cherche à satisfaire ses intérêts.
Côté obligations en revanche, le statut est prolixe. Il confère « aux administrateurs des communes en territoire civil la répression, par voie disciplinaire, des infractions spéciales de l'Indigénat ». Le sabir administratif camoufle à peine l’arbitraire et les inégalités.
Sont ainsi réprimés les « comportements irrespectueux », « les plaintes sciemment abusives », les déplacements sans permission, car les « indigènes » ne peuvent pas se déplacer librement sur le territoire qu’ils occupent depuis des siècles. Au total, vingt-sept infractions sont répertoriées dans le texte. Elles diminueront au fil des années, mais le statut demeurera en vigueur jusqu’en 1946.
Les sanctions sont diverses. Des amendes sont bien sûr prévues. Elles peuvent avoir un caractère collectif. Des jours de travail forcé figurent également à l’arsenal, et bien sûr la prison menace les récalcitrants. Les peines sont prononcés par une autorité administrative. Elles ne sont pas susceptibles d’appel. L’ensemble est totalement dérogatoire aux principes juridiques sur lesquels se fonde le droit français.
On mesure là que la volonté de celui qui colonise l’espace n’est pas de l’intégrer à la Nation, contrairement à l’idée que cherche à imposer l’expression « Algérie française ». Le but est bien de différencier les communautés, de les tenir à l’écart l’une de l’autre, de manifester toujours la supériorité de l’une sur l’autre.
Troisième pilier de l’apartheid : l’éducation. Ou plutôt, l’absence d’éducation des jeunes musulmans.
Avant 1830, une structure éducative sommaire existait sur le territoire. Il s’agissait, pour l’essentiel, d’une étude du Coran, exclusivement proposée aux jeunes garçons. Ceci leur permettait d’acquérir les bases de la lecture, et constituait une initiation à la réflexion personnelle. Il appartenait ensuite aux esprits les plus vifs de poursuivre une démarche éducative personnelle. L’arrivée des Français fait exploser les structures de l’ancienne société. Les villages sont anéantis, les populations dispersées, affamées, privées de tous repères. La sauvagerie plonge tout un peuple dans l’obscurité. Alexis de Tocqueville, défenseur de la colonisation, résume le désastre en une phrase, écrite en 1847:
« Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »
La fin de la conquête oblige la République à repenser son action. Maintenant que règne le calme, ou qu’il parait régner, comment organiser la scolarisation des enfants présents sur le territoire? Pour ceux qui appartiennent à la communauté européenne, la réponse est identique à celle qui est apportée en Bretagne, ou dans le Nord, ou à Toulouse. La Troisième République entreprend auprès d’eux, en Algérie la mission éducative qui va modifier le pays en profondeur.
Pour les enfants musulmans, c’est plus complexe.
Dans un premier temps, les parents musulmans rechignent à confier leur descendance aux écoles de la République. La rationalité de l’enseignement contrarie la religiosité de la vie sociale musulmane. Et puis, on apprend aux jeunes Arabes qui tentent malgré tout l’expérience, que leurs ancêtres sont blonds, qu’ils ont des yeux bleus, qu’ils sont Gaulois. Les élèves ont des doutes. Les parents aussi. La méfiance s’installe.
Plus tard, les parents raisonneront différemment. Ils ont compris que pour espérer sortir de la misère, les plus jeunes d’entre eux doivent passer par l’école. Mais c’est trop tard. La France, les Français d’Algérie, ne veulent plus scolariser les enfants musulmans.
En effet, pour beaucoup de colons, l’éducation des musulmans est un péril. Des enfants à l’esprit éveillé pourraient entretenir à leur encontre des désirs de vengeance, des envies de revanche. Les immerger dans l’ignorance facilite la poursuite de la domination. Les colons ne veulent pas que l’Etat ouvrent des classes en grand nombre pour cette population.
D’une certaine manière, ce souhait est providentiel. Il permet à Paris d’appliquer la loi du moindre effort. Comme toujours, les caisses sont vides. L’argent ira prioritairement à la construction de bâtiments et au recrutement de professeurs destinés à l’enseignement des enfants européens. Les autres feront avec ce qui reste, c’est-à-dire pas grand chose. Et tant pis pour la loi du 28 mars 1882, portée par Jules Ferry, qui rend l’enseignement obligatoire pour tous les Français. Ce sera une nouvelle dérogation à des principes généreux, mais qui s’applique,t différemment selon la couleur de peau ou les origines culturelles. « C’est peut-être là le plus grand échec de la République », écrit Jacques Frémeaux, spécialiste de l’ histoire coloniale.
Le résultat de cette discrimination est accablant. On estime qu’entre les années 1880 et 1960, environ 10 à 15% des enfants musulmans ont été scolarisés, principalement, sinon essentiellement dans les grandes villes. Formulée autrement, cette statistique indique que près de 90% des enfants de la population musulmane ont été écartés de l’apprentissage scolaire. On peut évoquer une cruauté faite aux plus jeunes, condamnés à l’ignorance alors qu’ils ne sont coupables de rien. On peut parler aussi d’erreur tragique, car ouvrir l’esprit des jeunes générations aurait pu permettre d’éviter les atrocités et de trouver des solutions dans la paix. Du début jusqu’à la fin, en Algérie, la France a accumulé les mauvais choix.
Si l’apartheid est établi au détriment de ceux qui en ont été victimes, il faut se tourner maintenant vers ceux qui sont censés en avoir profité. Que savons-nous de la population qui a fabriqué le mythe de l’Algérie française, ceux que l’on appelle les « pieds-noirs », et qui se désignaient eux mêmes comme des Algériens? D’où viennent-ils? Quels rapports entretiennent-ils avec la France, à la fois proche et lointaine?
Le prochain texte apportera à des réponses à ces questions.
"Le paragraphe V du préambule de la Constituons de 1848 assure ceci"
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