La conquête de l’Algérie par une armée criminelle: l’armée française

Après « La conquête d’Alger », puis « Dix ans d’hésitations », voici « La conquête de l’Algérie, une armée criminelle ».


Ce chapitre est le plus important de l’histoire de la présence française en Algérie. Il décrit la conquête des terres avec, cette fois, un but politique précis: celui de l’installation à grande échelle de colons venus d’Europe. Il s’agit donc bien d’une appropriation de l’espace par la force puisqu’il faut chasser les uns pour accueillir les autres.  

Cette conquête se déroule sur trente ans: 1841-1871. Elle est meurtrière et révèle à toute l’Europe, qui s’en inquiète, une barbarie française jusque là insoupçonnée. C’est elle qui ancre dans les cœurs musulmans la haine de l’occupant. C’est elle qui compromet irrémédiablement le projet de rattacher l’Algérie à la France. Seul l’aveuglement et un gigantesque déni de réalité empêcheront les autorités de la République de percevoir cette évidence. Il faudra beaucoup de drames, beaucoup de morts, beaucoup de souffrances pour qu’enfin, à un siècle de là, s’impose l’inéluctabilité de l’indépendance en Algérie.

Le général Thomas Bugeaud, nouveau gouverneur général, arrive à Alger en février 1841. Pour accomplir sa mission, il dispose des pouvoirs civil et militaire. Il a demandé des renforts. Il les a. Il connaît le terrain, il connaît l’armée. La mission est difficile. Il est certain de la remplir.

Avant de détailler son action, quelques remarques sur les militaires qu’il va commander. Ce ne sont plus les oies blanches du débarquement qui découvraient le sol et les mœurs étrangères. Désormais, ils se comportent en maîtres, même s’ils ressentent tous les jours, et parfois dans leurs chairs, qu’ils sont malvenus dans le pays où ils se trouvent.

A aucun moment les musulmans ne leur laissent de répit. Ils attaquent frontalement ou sournoisement ces soldats dont ils ne comprennent pas ce qu’ils viennent chercher dans leurs contrées misérables. La réponse française, en retour, est d’une extrême violence, la plupart du temps hors de proportion, car un calcul la motive. L’armée française veut effrayer, terroriser, pour décourager et soumettre. Cette armée là ne représente plus sur cette terre le pays des droits de l’homme. Elle est l’instrument d’un projet criminel puisqu’il s’agit d’imposer un nouvel ordre à ceux qui vivent dans l’ancien. Quand plus tard, nous serons nous mêmes confrontés à ce type d’occupation, nous parlerons de totalitarisme, sans avoir conscience de l’avoir pratiqué un siècle plus tôt.

Plusieurs généraux secondent Thomas Bugeaud dans son action. L’un d’entre eux mérite un regard particulier.

Louis Juchaud de Lamoricière est une des vedettes de l’armée française. Il a trente cinq ans à peine, maigre et non pas mince, tendu, cassant, dur avec ses hommes, brillant, rapide, courageux. Il était déjà là, jeune lieutenant, le 5 juillet 1830, au milieu de la parade qui entre triomphalement à Alger. Il n’a pas quitté les lieux depuis. Il applique toutes les ressources de son intelligence pour gagner les combats contre les musulmans, mais aussi pour tenter de les comprendre. Il apprend l’arabe, s’informe sur les mœurs, la culture de la population d’origine. Polytechnicien de formation, il domine intellectuellement la troupe. Son ambition est immense. Pour en assurer l’accomplissement, il profite de ses séjours à Paris pour faire le tour des salons où se croisent les gens d’influence et de pouvoir. Il raconte la contrée étrange où il exerce ses talents, fait frémir les auditoires au récit de combats où il a risqué sa vie. Parmi ses exploits, le plus célèbre est celui qu’il a accompli un matin d’octobre 1837. Il est à cheval, à la tête d’un régiment de Zouaves, et charge furieusement la citadelle de Constantine. Une grêle de plomb stoppe sa course. On le croit mort. Il respire encore. La peau est dure.

Le gouvernement repère l’énergumène. Adolphe Thiers, président du conseil, le reçoit à l’été 1840 pour lui confier le commandement de la région d’Oran. Cette fonction fait de Lamoricière, à seulement trente-quatre ans, le numéro deux de l’armée d’Afrique. Il était colonel, le voici général de brigade. Jalousie dans les rangs: cette précocité est sans exemple dans une armée où la valeur piétine longtemps avant d’être récompensée. Lamoricière profite de l’attention qu’on lui prête pour exposer son analyse. Il observe la situation depuis dix ans. Il voit bien que les musulmans font des sourires aux Français par devant et aident dès qu’ils le peuvent Abd el-Kader par derrière. Alors, il propose à Thiers de systématiser une pratique qu’il a déjà expérimentée. Si vraiment la France veut pacifier l’Algérie - « pacifier » verbe en vogue, verbe odieux - il faut hausser la barre de la brutalité. Les petites expéditions punitives ne servent à rien. Ce qu’il faut faire, c’est raser tous les villages soupçonnés d’aider les rebelles. Oui, le soupçon suffira. Et raser, cela veut dire détruire les habitats de manière continue, chasser ceux qui s’y trouvent, hommes non combattants, femmes, enfants, tuer ceux qui résistent, prendre le bétail en sachant que l’on affame les vivants, décimer les récoltes pour être sûr que les populations ne pourront pas se nourrir. La demande est terrifiante. Thiers l’accepte. Pour lui, pour le gouvernement, pour les puissants, la fin - la possession de l’Algérie - justifie les moyens - la violence, acceptée jusqu’à l’assassinat.

C’est ainsi que les nations s’égarent.

Revenu à Oran, le général Lamoricière s’abandonne à la guerre totale. Il lance ses troupes dans les plaines pour qu’elles accomplissent la besogne. Celle ci porte un nom: « razzia », un mot volé à la culture locale, qui exprime une ivresse sanguinaire. Ses hommes, plongés dans un univers hostile et stressant, sont enthousiastes. Voici le témoignage du capitaine Lucien de Montagnac, auteur de « Lettres d’un soldat, neuf ans de campagne en Algérie »:

« Vive Lamoricière! Voilà ce que l’on appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur. Razzias coup sur coup, réussite complète, bataillons réguliers anéantis presqu’en totalité, tels sont les résultats prompts et décisifs obtenus par ce jeune général qu’aucune difficulté n’arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, leur prend tout ce qu’ils possèdent, femmes, enfants, troupeaux, butins. »

L’armée s’ensauvage chaque jour davantage. Thomas Bugeaud, qui la prend en main, s’adapte. Lui même vit depuis ses vingt ans dans la violence militaire. Cette habitude a tellement corrompu ses sentiments qu’il est prêt, à l’unisson des hommes dont il est devenu le général en chef, à la pousser à son extrême. Tout est donc en place pour que commence l’un des grands carnages de l’humanité. Pour le restituer, il faut citer des faits, des dates et quelques unes des paroles de ces soldats qui se battaient hier pour une France dont nous avons honte aujourd’hui.

Le général Bugeaud organise ses troupes pour atteindre une efficacité maximale. Il les dispose, rapporte Charles-André Julien, le grand historien de cette période, en « colonnes agissantes » de 6 ou 7000 hommes. Mobiles, bien équipées, soutenues par une intendance performante, elles sillonnent l’immense pays non pas à la recherche d’ennemis, eux mêmes les armes à la main, mais à celles de villages et de populations innocentes pour les massacrer, les affamer, pour le seul reproche qu’elles occupent un espace convoité et qu’elles cultivent une terre qu’il faut voler. 

« Nous devons empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer sans notre permission », écrit le général Bugeaud à ses subordonnés. Où l’on voit que la lutte contre la piraterie, ou le désir exalté de libérer des esclaves chrétiens, arguments des débuts de la conquête, n’ont été que des prétextes. Ce qui importe c’est l’accaparement, la domination, la soumission. 

Il n’est pas difficile d’imaginer la terreur qu’éprouvent des villageois lorsqu’au loin apparaissent ces « colonnes », parées des trois couleurs de la France. Elles apportent la mort, tout simplement, la destruction, le malheur. Ce sont des anges exterminateurs qui s’avancent à l’horizon. Le capitaine Lucien de Montagnac, déjà cité dans le chapitre précédent, exprime ainsi la philosophie qui les anime dans ses « Lettres d’un soldat »:

« Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs, en un mot en finir, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. »

Travaux pratiques, toujours avec Montagnac, plongé dans la campagne que mène sa compagnie dans les environs de Mascara, une ville de l’Oranais, entre décembre 1841 et février 1842:

« Aussitôt l’emplacement de la tribu connue, chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque. On arrive sur les tentes, dont les habitants réveillés par l’approche des soldats sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants. Tout ce monde se sauve dans tous les sens. Les coups de fusil partent de tous les côtés sur les misérables surpris  sans défense. Hommes, femmes enfants poursuivis sont bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent. »

Viennent ensuite le pillage et la destruction:

« Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux qui fuient sont vite ramassés. Celui ci attrape un mouton, le tue, le dépèce. C’est l’affaire d’une minute. Celui là poursuit un beau avec lequel il roule dans le fond d’un ravin. Les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin. Le feu est ensuite mis partout à ce que l’on peut emporter, et bêtes et gens sont conduits au convoi. Tout cela crie, tout cela bêle, tout cela brait. C’est un tapage assourdissant. »

Ces scènes se répètent partout, tous les jours, en Algérie. Voici comment les évoque un autre officier français, le lieutenant-colonel Armand de Saint-Arnaud, qui sera plus tard général, puis maréchal, puis ministre. Pour l’instant, il seconde Thomas Bugeaud. Il raconte dans sa correspondance la campagne de 1842 :

« Nous sommes dans le centre des montagnes, entre Miliana et Cherchel. Nous tirons peu de coups de fusils, nous brûlons tous les douars, tous les villages. Toutes les cahutes. »

« Le pays des Béni Menasser est superbe. Nous avons tout brûlé, tout détruit. »

«  Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C’était la malheureuse population des Beni-Menasser, c’étaient ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi. »

« Tu m’as laissé chez les Brazes. Je les ai brûlés, dévastés. Me voici chez les Singad. Même répétition, en grand. C’est un véritable grenier d’abondance. »

On pourrait noircir des pages de ces témoignages identiques. Encore ne disent-ils pas tout. La question des femmes notamment n’est pas abordée, autrement dit celle du viol. On trouve juste quelques notations, ici et là, par exemple chez Charles-André Julien:

« Au cours des expéditions, les femmes indigènes qui tombaient aux mains des soldats ne pouvaient éviter leur sort. » Plus explicite, il cite une phrase puisée dans une correspondance qui évoque la chute de Zaatcha, une oasis à 400 kms d’Alger, en 1849: « Les soldats les violaient au milieu d’un monceau de cadavres. »

L’armée décrite ici n’a plus de repères, plus de limites. Les hommes de troupes massacrent sous les encouragements des officiers qui agissent pareillement. Quand ces faits se produisent, Mozart est mort il y a déjà cinquante ans, Balzac à achevé son œuvre, Flaubert commence d’écrire la sienne. La barbarie française en Algérie n’est donc pas de l’époque. Elle est une spectaculaire régression dans les abîmes de l’humanité. 

D’ailleurs, la presse rapporte ses violences dans des articles parcellaires, mais où affleurent l’étonnement et l’indignation. Un débat se noue dans les cercles du pouvoir autour de l’attitude de l’armée française en Algérie. Des personnalités y participent. 

Alexis de Tocqueville est député de la Manche. La gloire littéraire l’accompagne depuis la publication de son grand livre, en 1835: « De la démocratie en Amérique ». Dans les années suivantes, il s’intéresse à l’Algérie, va sur le terrain, rencontre des acteurs. Patriote, il est favorable à la colonisation. Il sait bien que la France n’est pas désirée dans cette contrée. Il accepte donc l’idée d’une certaine violence faites aux populations d’origine :

« J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. »

Ainsi, en manifestant son désaccord avec certains prises de position, Alexis de Tocqueville authentifie l’existence du débat. Mais même lui, qui se veut réaliste, exprime parfois son écœurement. Le passage qui suit date de 1841. L’intellectuel revient d’Alger:

« Je rapporte d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux mêmes. »

Plus tard, il évoque des témoignages, entendus notamment lors d’une mission parlementaire qui l’a mené en Algérie en 1847: 

« Certains pensent qu’il faut tuer tout ce qui se rencontre. J’ai entendu soutenir cet avis par des officiers qui allaient jusqu’à regretter amèrement qu’on commençât de part et d’autre à faire des prisonniers et on m’a souvent affirmée que plusieurs encourageaient leurs soldats à n’épargner personne. »

La pratique du crime et du viol est désormais installée. La litanie des exactions commises pourrait noircir des dizaines de pages. Mais il est plus utile aujourd’hui d’interroger la construction de nos mémoires, ici et là bas, à partir de ces faits établis.

Là bas, en Algérie, le souvenir des massacres traverse les générations. Un exemple. En avril 1843, livré à la traque d’un lieutenant d’Abd el-Kader, dans le Bas Sebaou, en Kabylie, Thomas Bugeaud détruit cinquante villages. Les milliers de personnes traumatisées par ces actes de barbarie, et les centaines de milliers concernés par d’autres exactions, racontent cela à leurs enfants, qui eux mêmes le racontent aux leurs. Et c’est ainsi, en fixant l’image sanguinaire et barbare des Français, qu’ils ont rendu impossible la pérennité de la colonisation.

Ici, le déni et la volonté obstinée de ne rien savoir, aboutissent à un trafic du souvenir. Thomas Bugeaud? Il reste fréquentable dans nos mémoires. Son nom signale des rues à Paris, Marseille, Lyon. On le retrouve aussi au fronton d’écoles maternelles, à Brest notamment et, jusqu’à il y a quelques mois à Marseille. Lamoricière? Même constat: une rue à Nantes, une autre à Paris; des écoles maternelles à son nom dans les deux villes.

Les parents qui, chaque matin, déposent leur petit garçon ou leur petite fille dans ces locaux savent-ils que le nom inscrit au fronton de l’établissement scolaire de leur enfant - Bugeaud, Lamoricière - est celui d’un homme qui a décidé, organisé, couvert le massacre de centaines de milliers de personnes? Et s’ils ne le savent pas, s’ils l’apprennent à l’instant, accepteront-ils ce patronage?

Les autorités scolaires et municipales doivent aussi s’interroger. Comment nourrir la prétention d’enseigner l’humanisme, le respect, la tolérance à des enfants de France, dans des locaux qui portent le nom de criminels de guerre ? La contradiction est immense, en France, en 2022

Certains cependant haussent les épaules : laissons là ces vieilles histoires, elles n’apportent rien d’utile; c’est vers l’avenir qu’il faut se tourner, et non pas revenir sans cesse vers le passé. Évidemment, cette attitude est une fuite. Elle dit notre honte à regarder ce que nous avons fait, ce que nous avons été. Elle établit aussi la nécessité de regarder cette réalité en face pour soulager cet inconscient qui nous torture.

Attardons-nous encore un instant sur notre espace public. Des statues de Thomas Bugeaud sont visibles à Excideuil et Périgueux, deux localités de Dordogne où il a vécu. Faut-il ou pas les déboulonner? Plusieurs demandes ont été faites dans ce sens par des militants anticolonialistes durant ces vingt dernières années. Elles ont été repoussées avec indignation par les municipalités concernées, au motif classique, mais peu pertinent en l’espèce, qu’il ne faut pas juger l’histoire d’hier avec les yeux d’aujourd’hui.

Celle qui représente Louis Juchaud de la Moricière se trouve à St-Philbert de Grand Lieu, un village de Loire-Atlantique, à une vingtaine de kilomètres de Nantes. C’est là que repose la dépouille du général. Si elle paraît être à sa juste place, la statue a connu un périple qui mérite d’être raconté.

Louis de Lamoricière participe à la prise de Constantine, en 1837. Gravement blessé lors de l’assaut, il demeure dans le souvenir collectif comme l’un des héros de cette bataille victorieuse. Il meurt en 1865. Quarante ans plus tard, le conseil municipal de Constantine décide de lui rendre hommage. Une souscription est lancée pour réaliser une statue, finalement inaugurée 65.000 francs plus tard, en 1909. Poids: six tonnes; hauteur, 5 mètres. Elle se remarque. Le sculpteur a choisi de représenter Louis de Lamoricière dans une position agressive. Le soldat est projeté vers l’avant, jambe gauche ployé, sabre au clair dans la main droite. Il monte à l’assaut, il va tuer des Arabes. L’artiste a livré sa vision.

Certes, en 1837, Lamoricière ne taillait pas de la dentelle. Mais à quoi sert-il de le figer dans cette posture en 1909? Ceci est évidemment méprisant pour les descendant des vaincus. Et douloureux aussi pour eux de mettre en valeur cette épée qui a tant tué tant des leurs. En fait, cette statue est un message. Elle dit aux musulmans que les Européens sont les maîtres, que la cohabitation des communautés au sein de l’Algérie française est un leurre. Et chacun doit comprendre que cette situation durera le temps que dure le bronze, c’est à dire longtemps.

Mais à témoigner de trop d’agressivité, on s’expose au ridicule.

Printemps 1930. La France fête avec faste le centenaire de la prise d’Alger. Le président Gaston Doumergue entreprend un long voyage de dix jours à travers toute l’Algérie. Il s’agit officiellement de célébrer le bonheur que connaît cette terre, rattachée pour l’éternité à la Grande nation. Mais tout est offensant pour les musulmans dans ce voyage.

Le président commence par Sidi-Ferruch, la plage du débarquement, en juillet 1830. Il inaugure un monument à la gloire des envahisseurs. Bien le bonjour aux envahis! Puis, il passe de ville en ville, rappelant chaque fois les déculottés administrées à ceux qui possédaient l’espace avant que les Français n’arrivent. Le voici enfin à Constantine, face à la fameuse statue qui glorifie le guerrier écharpant les Arabes. Là, Gaston Doumergue, épais de corps et d’esprit, lance cette phrase que tout l’environnement dément: 

« Il n’y a plus en Algérie de vainqueurs et de vaincus, seulement des citoyens. »

Les gens applaudissent. On ne pleure pas , même de rage, dans ce genre de cérémonie. Dans son livre « Le jeune algérien », publié en 1931, le leader nationaliste Ferhat Abbas rapporte une anecdote, saisie à la tribune officielle: 

« Un professeur de l’ancienne medersa, le Cheik El Mouloud ben Mouhoub, invité par le maire, Émile Morinaud, se penche vers lui et ne peut s’empêcher d’ironiser: ‘Si le général Lamoricière vivait encore à notre époque, dit-il, peut-être aurait-il eu le bon sens de remettre son épée au fourreau.’ »

Au jour de l’indépendance algérienne, en 1962, la statue du vainqueur est priée d’aller voir ailleurs. Les militaires rapatrient le bronze à Nantes, où est né Lamoricière. La municipalité de la ville, ne semblant pas pressée d’installer le sabre et son propriétaire sur son espace public, met le tout dans un hangar sans fixer de terme à sa sortie. C’est alors que le maire de St-Philbert se manifeste. Vu que son cimetière accueille le corps du défunt, il se dit prêt à prendre aussi la statue. Nantes accepte. C’est ainsi que depuis la fin des années soixante, Louis Juchaud de Lamoricière continue de brandir son glaive sous le ciel paisible de Loire-Atlantique.

L’historien Charles-André Julien écrit ceci à propos du général : 

« Lamoricière demeure, de tous les grands chefs d’Afrique, celui qui se montra le plus inhumain. »

Ce jugement est nourri des meurtres à grande échelle qu’a planifié, organisé, commis lui même parfois, justifié en toutes circonstances, l’homme statufié. Comment expliquer qu’en 2022 sa mémoire de criminel de guerre soit honorée sur le sol français? Sa violence, son inhumanité, qui ont été repérées à l’époque où il sévissait, critiqué en France au moment où il se livrait à son action criminelle, devrait interpeler la célébration posthume en vigueur sur la commune de St-Philbert. Certes, nous ne voulons pas savoir. Mais en même temps, nous savons.

Ce chemin de souffrances ne finit jamais. Il faut pourtant encore signaler quelques dates, quelques faits. 

Des combats atroces, encore vivants dans la mémoire algérienne, se déroulent à Zaatcha (1849) - un siège de 52 jours pour affamer la population et les combattants - Laghouat (1852) - massacre de la population civile, 2500 cadavres, hommes, femmes, enfants, avec pour la première fois l’utilisation d’armes chimiques contre la population civile.

Si les Algériens se souviennent de ces morts, et commémorent aujourd’hui encore les atrocités qui se sont produites, c’est une autre mémoire française qu’il faut évoquer.

Dans la longue liste des noms de baptème de la prestigieuse École Militaire de Saint-Cyr, on trouve le nom de Zaatcha (1851). Douleur d’un côté, gloire militaire de l’autre.

Une autre promotion de Saint-Cyr retient l’attention: 1958, Thomas Bugeaud. Les anciens se réunissent toujours au sein de l’ « Association Promotion Thomas Bugeaud ». Une assemblée générale s’est tenue en 2021. Ils boivent des coups sous le patronage du maréchal. Le sang versé, la violence outrancière? C’était la guerre, n’est-ce pas? Et les « enfumades »? Vous connaissez les « enfumades »? Pour ceux qui répondent non, voici…

Thomas Bugeaud tente de mettre de l’ordre en Algérie depuis 1841. Il se désole de le constater mais l’extrême violence que lui même et les généraux qui l’accompagnent font subir aux populations locales ne les dissuadent pas d’aider Abd el-Kader ou d’autres chefs musulmans en lutte contre les Français. Le découragement guette les troupes françaises. C’est dans ce contexte que se produisent les « enfumades ».

Parfois, les populations des villages perçoivent suffisamment tôt l’arrivée des militaires français. Ces colonnes mouvantes à l’horizon annoncent le pillage et la mort. Donc, il faut partir.  Les habitants prennent leurs maigres richesses, poussent devant eux le bétail qui est leur subsistance, Et tous partent se réfugier dans des grottes voisines, nombreuses dans les zones montagneuses.

Excédés d’avoir marché pour rien, frustrés de constater que la fuite les prive du plaisir de tuer, les officiers français, soutenus par les soldats,  prennent des décisions qui, aujourd’hui encore, représentent une tâche sur l’honneur de l’institution. Postés devant les ouvertures des grottes dans lesquelles se sont retranchés les fuyards, les militaires regroupent des branchages, mettent le feu, asphyxient tout ce qui se trouve dans le refuge: hommes, femmes, enfants, bétail.

Trois massacres de ce type sont parvenus jusqu’à nous. « Il est probable que la pratique fut plus fréquente qu’il n’y parait », écrit à ce propos Charles-André Julien. 

En juin 1844, le général Eugène Cavaignac pourchasse la tribu des Sbéhas, dans l’Oranais. Il soupçonne certains de ses membres d’avoir tué des colons. Il les localise dans des grottes du massif montagneux. Des négociations commencent. Les musulmans ne veulent pas sortir. Ils redoutent d’être assassinés. Eux mêmes tuent un capitaine venu parlementer. Cavaignac prend alors une décision radicale, qui témoigne de la perte de repères provoquée par l’extrême violence dans laquelle vivent les militaires depuis des années. Il donne l’ordre d’enfumer les grottes pour provoquer  l’asphyxie de ceux qui y ont trouvé refuge. Les soldats français exécutent la consigne. Elle aurait pu leur paraître monstrueuse. Ce n’est pas le cas. Aucune dissidence n’est rapportée. La suite est racontée par le général Canrobert, présent sur les lieux:

« On accumula des fardeaux de broussailles à l’entrée de la grotte. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbéhas se présentèrent à l’entrée de la grotte, demandant l’aman [la viensauve] à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts. »

Ce détail n’est pas spécifié dans le récit de Canrobert, mais le bétail aussi est mort. Et ceci est important. Des animaux vivants que l’on enfume, qu’il s’agisse de chèvres, de moutons, parfois des chevaux ou des bœufs, s’affolent tellement dans le périmètre où ils se trouvent enfermés qu’ils piétinent les humains cloîtrés avec eux. On imagine l’épouvante, le bruit, les cris qu’entendent ceux qui attendent à l’extérieur, et l’on comprend à quel degré de monstruosité s’est rendu l’armée française.

Cette action de Cavaignac a eu trop de témoins pour qu’elle demeure inconnue. Le maréchal Bugeaud notamment est mis au courant. Il ne prend aucune sanction et, apparemment, ne fait pas remonter l’information jusqu’au ministère, à Paris.

L’année suivante, toujours rageuse de ne pas parvenir à pacifier le territoire aussi vite qu’elle le voudrait, l’armée multiplie les raids, les razzias, les destructions. Au printemps, le maréchal Bugeaud adresse des recommandations à ses subordonnés. Au milieu d’autres considérations, on lit ceci:

« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas! Enfumez-l’es à outrance comme des renards! »

Le 18 juin 1845, le colonel Aimable Pélissier traque la tribu des Ouled Rhia. Ils sont un millier. Ils se sont réfugiés dans la grotte de Ghar-el-Frechih, dans le massif du Darha. Comme dans le cas précédent, des animaux se trouvent avec les hommes. Le scénario est le même : les issues de la grotte sont bouchés, le feu est mis, tout ce qui est vivant meurt. Au matin, Aimable Pélissier entre dans la grotte et contemple le spectacle. Plus tard, il dira ceci: 

« La peau d’un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. »

Aujourd’hui, dans l’un des multiples couloirs du Sénat, au Palais du Luxembourg, à Paris, au milieu de beaucoup d’autres,  un buste de marbre blanc porte la plaque: Aimable Pélissier. La République a du mal à séparer ceux qui ont servi ses valeurs de ceux qui les ont bafoués.

Moins malin que Cavaignac, le colonel Pélissier relate le drame dans un rapport. Réceptionné par le Gouvernement général, il remonte jusqu’au ministère. Saisi à la lecture, le maréchal Soult, ministre de la Guerre, demande des éclaircissements à Bugeaud. Réponse de ce dernier, en défense de son subordonné:

« Les Ouled-Rhia, réfugiés dans leurs cavernes, où ils se croyaient inexpugnables, ont forcé le colonel Pélissier à une extrémité des plus rigoureuses (…) Cet exemple aura dans toutes ces montagnes un retentissement terrible et sera suivi d'un effet salutaire. J'ai lieu de croire que d'ici à peu de jours tout sera terminé dans le Dahra. »

Soult répond début juillet. Son désaccord est patent, son irritation perceptible: 

« Je ne puis croire non plus que le colonel Pélissier ait eu des ordres pour employer de pareils moyens. Même au seul point de vue de la conquête, ne sont-ils pas plus dangereux qu'utiles ? On obtient sans doute ainsi des soumissions mais ne sème-t-on point des vengeances ? »

Jusque là, le rapport Pélissier est demeuré secret. Par quelles voies transite-t-il jusqu’à des organes de presse? Impossible à dire.

Voici ce qu’écrit Le Times, de Londres, dans les premiers jours de juillet 1845:

« Il est impossible de réprimer la plus forte expression de l'horreur et du dégoût à propos des atrocités d'un acte commis par le général Pélissier, commandant un détachement français en Algérie... Ceci n'est pas une guerre mais le massacre d'une population par celui qui a assumé le pouvoir de gouverner cette région, un monstre qui déshonore son pays, son époque et sa race ».

Des journaux allemands, anglais, français évoquent le drame et publient des extrait du rapport Pélissier qui l’authentifie. Le scandale prend les dimensions de l’Europe. Comment la Grande nation qui professe les droits de l’homme peut-elle supporter que ceux qui se battent pour elle le fassent avec une telle sauvagerie?

La Chambre des Pairs s’en mèle. Elle consacre une partie de la séance du 11 juillet 1845 à cette question. Le ministre Soult, attaqué par plusieurs parlementaires, est sur la défensive. Même si l’envie le tenaille, il ne peut pas désavouer Bugeaud. Pour s’échapper du piège, il évoque des « informations contradictoires » qui n’existent pas, et conclue par une condamnation minimale:

« J’attends les renseignements, je désapprouve hautement. »

On lui reproche le verbe, faible au regard de la tragédie. Il rectifie:

« Si l’expression de désapprobation que j’ai employée au sujet du fait dont il est question est insuffisante, j’ajoute que je le déplore. »

Le lendemain de cette séance, le ministre écrit au Gouverneur général d’Algérie. Il explique son embarras :

« Le sentiment public a été unanime, et, d’accord avec le mien, les journaux en ont été les premiers organes, et hier j'ai été interpellé à ce sujet à la Chambre des Pairs. Je n’ai pu justifier ce fait qui me semble, en effet, bien difficile à justifier. »

Thomas Bugeaud  lui répond comme un maître répond à son valet :

« Et moi, je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment ».

La ligne Bugeaud triomphe. Personne ne dicte sa loi au maréchal. Même pas le gouvernement. Dans quelques jours, toujours devant la Chambre des Pairs, le maréchal Soult reviendra sur ses propos et défendra Pélissier. Ce dernier sera promu. Colonel;il était, le voici général. Encore quelques années, et il sera nommé Gouverneur général d’Algérie, malgré le crime, malgré l’ « enfumade ».

Cela situe bien le personnage, la moralité, les valeurs de Thomas Bugeaud. Qu’il ait à son nom des écoles et des rues est honteux. Que des statues le représente comme on représente un héros est est inadmissible. Et qu’enfin la plus grande École Militaire de France ait encore sur ses tablettes une promotion Bugeaud porte atteinte à l’honneur du pays. Il est temps, il est urgent, que l’institution militaire mette de l’ordre dans sa mémoire. 

Est-il possible qu’en 2022 Saint-Cyr efface de ses tablettes une promotion qui lui fait honte?


Le troisième cas connu d’enfumages survient quelques semaines plus tard, mi-août 1845. Cette fois, c’est le colonel Armand de Saint-Arnaud qui dirige les opérations. Ce sont des grottes proches de Mostaganem qui servent de théâtre au drame. Plusieurs centaines de personnes meurent, une fois encore, sous les fumées toxiques délibérément provoquées. Saint-Arnaud est malin, il garde le secret. Seule, une lettre à son frère, évoque la tragédie:

« Bivouac d’Aïd-Méran. Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques (…) Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, si:plument, sans poésie terrible ni images. Pendant quelques jours, j’ai été malade, mais ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef et demain je recommencerais. Mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. »

Napoléon III, qui n’a jamais été effrayé par la crapule, a donné le nom de Saint-Arnaud à une rue parisienne du 2ème arrondissement. Vingt ans plus tard, les Républicains ont débaptisé l’artère qui porte désormais le nom du philosophe Volney, qui n’a assassiné personne. La preuve que l’on peut débarrasser l’espace public de ce qui souille notre mémoire.

Il reste encore beaucoup à écrire sur la violence terrible qu’a déchainé l’armée au delà de la Méditerranée. On lit par exemple ceci sous la plume de Georgette Elgey, une journaliste, mémorialiste scrupuleuse et talentueuse de la IV° République, dans un long chapitre consacré à la colonisation de l’Algérie:

« Ces années sont marquées d’une succession d’insurrection impitoyablement réprimées par l’armée (…) En avril 1851, trois cents villages de Kabylie sont rasés pour avoir accueilli un rebelle qui appelle les Kabyles à la révolte. »

Peut-on se représenter un tel carnage, les douleurs qu’il provoque, l’injustice qu’il constitue? Peut-on réfléchir aux traces qu’il laisse dans la mémoire de ceux qui l’ont connu? A la haine qu’il nourrit? A l’impossible pardon qu’il fabrique?

En 2005, le parlement français a voté une loi évoquant « les effets positifs de la colonisation ». Comment peut-on être à ce point aveugle quand a été raconté la sauvagerie? Les méfaits sont infiniment supérieurs aux bienfaits parce qu’ils bouleversent les âmes, provoquent le chagrin irréparable de perdre un enfant, un père, une sœur, répandent la haine comme le cultivateur répand la semence. Cela, nous ne voulons pas le comprendre. Notre idée de la France est fausse. Elle ne s’abaisserait pas en demandant pardon pour ses immenses fautes. Elle se grandirait au contraire en étant en accord avec les valeurs qu’elle défend pour le monde soit plus humain et plus fraternel.

La lassitude des horreurs conduit à abréger le récit. La conquête de l’Algérie se termine officiellement en 1871, après une répression terrible de la Kabylie qui, une fois encore, se révolte contre l’envahisseur.

Désormais, un mythe s’installe, celui de l’Algérie française pacifiée, au sein de laquelle cohabitent harmonieusement colonisateurs et colonisés. Cette réussite exprime le génie français.

Le mensonge est énorme. A partir de 1871, l’Européen, qu’il soit riche propriétaire ou petit commerçant, triomphe et domine. L’Arabe, lui, subit et tente de survivre. Même s’il est officiellement Français, le statut d’ « indigénat » qui lui est imposé le rabaisse dans la vie quotidienne.  Par ailleurs, il ne mange pas à faim puisqu’on lui a volé sa terre. Enfin, il n’apprend pas non plus puisque les écoles de la République, officiellement ouvertes à tous, lui sont inaccessibles.

L’ensemble prolonge l’horreur de la conquête et l’enracine dans le temps. Cette colonisation devient une abjection de tous les jours. Elle sera au cœur du prochain chapitre. 



Commentaires

  1. Quelle horreur ! Merci infiniment de votre travail de mémoire. Mais alors, que faut-il penser des récits historiques officiels qui passent ces faits sous silence ?? Que pensez vous de la série BENHAMOU - STORA ?

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  2. Rien à coté de ce que l'Algérie a fait aux Algériens et aux Français.

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  3. Merci de me rendre mon histoire. Les bribes qui m'étaient parvenues prennent leur sens. L'histoire officielle, enseignée est très loin du compte. Elle est honteuse, en totale contradiction avec nos récits familiaux transmis de générations en générations.

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  4. Pour l'anecdote, quand j'étais petite, il n'y avait pas de "grand méchant loup" si je n'étais pas sage, ma grand-mère menaçait d'appeler "bijo", transcription phonétique de l'affreux général, qui remplace encore aujourd'hui le "grand méchant loup" dans les foyers algériens.

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