Pourquoi Charles X se lance-t-il à la conquête d’Alger en 1830? Récit d’un épouvantable calcul et de ses désordres

Tous les instituteurs de la République ont raconté cette histoire à leurs élèves.

Un jour d’avril 1827, le dey d’Alger fouette la joue du consul de France d’un coup d’éventail. Un affront public! Le dey, c’est le patron à Alger. Son titre est issu de la culture ottomane  puisque la ville, à l’époque, est une possession turque. La raison de sa colère? Vingt ans auparavant, des livraisons de blé ont été faites à l’armée de Napoléon par des marchands algérois. La France ne les a jamais payé. Il y en a pour des millions. De quoi s’énerver. Mais en s’en prenant au consul, le dey s’en prend à la France. Et c’est ainsi qu’un coup d’éventail devient une affaire d’Etat.

Flétri comme s’il avait été lui même frappé, le roi Charles X refuse de laisser passer l’offense. Après plusieurs mois de menaces et l’instauration d’un blocus maritime qui affaiblit la ville, il ordonne à l’armée française de traverser la Méditerranée pour s’en saisir. Au terme de violents combats, les militaires entrent dans la cité le 5 juillet 1830. Depuis ce jour, le drapeau français flotte sur le Palais du dey. Il y restera 132 ans. 

L’histoire est devenue légende. Son récit fonde l’aventure française en Algérie telle que nous nous la racontons depuis des générations. Tout n’est pas faux dans cette narration, bien sûr, et pourtant presque rien n’est vrai. Le blé n’a pas été payé, c’est un fait, et oui, un éventail a giflé la France. Mais ce ne sont pas ces futilités qui ont déclenché l’invasion d’Alger. Les raisons de cet évènement majeur sont à la fois plus sérieuses et plus désolantes. Pour les saisir, il faut évoquer le débat français de l’époque.

1815 est une triste année.

L’Empire s’est définitivement écroulé. Waterloo est davantage qu’une défaite, un remords. Faute de mieux, faute d’autre chose, les rois sont de retour, les mêmes qu’avant, ces Bourbons qui gèrent le pays depuis Henri IV. Louis Stanislas Xavier, comte de Provence, devient Louis XVIII. On appelle cela la Restauration. Ça ne réjouit personne.

Louis Stanislas a soixante ans. Il est fatigué, gros, veuf. Il a quitté la France sitôt les premiers frimas de la Révolution. Il a souffert à la décapitation de son frère, Louis Auguste, dit Louis XVI, le 21 janvier 1793. Mais la finesse de son esprit écarte toute idée de vengeance. Il sait que la France qu’il va diriger est nostalgique de l’Empire et gagnée par l’esprit libéral. Si elle n’a pas encore l’audace de la République, elle n’en est pas loin. C’est donc par défaut qu’elle lui est confiée en ce mois de juillet 1815.

Sitôt sur le trône, Louis XVIII « octroie » une Charte constitutionnelle au peuple français. Le verbe parait dédaigneux, le geste est bienvenu. Ce texte organise une limitation du pouvoir royal. Il institue un véritable parlement, Chambre des Pairs d’un côté, Chambre des députés de l’autre. Ces derniers sont élus au suffrage censitaire, c’est-à-dire par les 100.000 Français de plus de trente ans ayant acquitté au moins 300 francs d’impôts directs.

Dans la pratique, Louis XVIII se montre respectueux des parlementaires. Alors que rien ne l’y oblige, il nomme des ministres qui leur conviennent. Il laisse aussi s’installer l’usage d’ « Adresses au roi », qui peuvent prendre des allures de motions de censure,  et incite ses ministres à répondre aux questions posés par les députés. Tout ceci représente une véritable avancée démocratique, en accord avec un esprit du temps qui refuse tout retour à une monarchie absolue. La Charte consacre en outre quelques libertés fondamentales, celle d’informer par exemple, ce qui ne facilite pas l’action gouvernementale. Enfin, pour marquer sa volonté conciliatrice, Louis-Stanislas renonce à la cérémonie du Sacre à Reims et devient Louis XVIII après une simple prestation de serment prononcée à Paris, ville turbulente et finalement peu royaliste.

Louis XVIII a un frère, Charles-Philippe, comte d’Artois, de deux ans son cadet. Son caractère est plus vif, sa haine des Français qui ont fait la Révolution plus grande. Dès 1789, il pousse son aîné, Louis XVI, à la confrontation avec les voyous qui contestent son pouvoir. Alarmé par la chute de La Bastille, il quitte Versailles dès le 16 juillet 1789, figurant ainsi dans le tout premier convoi d’émigrés, ces Français qui combattront leur pays aux côtés des étrangers. Il parcourt l’Europe, de Turin à Saint-Pétersbourg, mais passe la plus grande partie de son exil à Londres. Il revient en France à la chute de l’Empire. Le voici de fort méchante humeur,  plus royaliste que le Roi: lui n’aurait pas octroyé une « Charte », et surtout pas « constitutionnelle »; un Parlement? Quelle horreur!; quant à la liberté de la presse, il n’en voit ni l’utilité pour les Français, ni l’intérêt pour le pays.

Les Bourbons ont donc deux visages, celui de la conciliation et celui de l’intransigeance. Le premier régnant, Louis XVIII, apporte au royaume la paix dont il a besoin. Hélas, le temps joue contre lui. Son corps est usé, sa santé mauvaise. Il souffre dans ces années tragiques de la goutte et du diabète. Bientôt, il ne peut plus marcher. On lui fabrique une chaise roulante. Puis, sous l’effet d’une dégénérescence générale, ses chairs partent en lambeaux. La gangrène s’installe sur ses jambes. L’odeur qui se dégage de Sa Majesté devient pestilentielle. Ses ministres et ses conseillers ne peuvent plus l’approcher. Tous se souviennent de son grand père, Louis XV, plongé lui aussi dans la puanteur à la fin de sa vie par la petite vérole. Louis XVIII meurt le 16 septembre 1824. La place est libre pour son petit frère, Charles-Philippe, 67 ans. 

Charles X sera son nom de règne. Il se rêve grand roi, ou plutôt il se rêve comme celui qui rétablira la grandeur des rois en France. Dix ans durant, protégé par l’ombre de son frère, il a mûri son projet de débarrasser le pays de ce début de démocratie qu’il juge néfaste. Il ne veut plus de parlement, de liberté d’expression de liberté de la presse. Il veut de l’ordre, de la hiérarchie, de la souveraineté. Cependant, il n’est pas tout à fait sot. Il imagine les résistances. Il prévoit des étapes.

Pour marquer les esprits, Charles-Philippe souhaite devenir Charles X à la suite d’une cérémonie du sacre à Reims, comme au bon vieux temps. La France n’a plus connu cela depuis 1775, date du couronnement de Louis XVI. C’est un retour vers le passé que vit le pays, le 29 mai 1825. Si la pompe est allégée, les vieilleries de la monarchie sont ressorties des placards: l’onction, le couronnement, le sceptre. Charles X est heureux. La presse libérale se moque, voire se gausse.

Le roi est plus prudent avec son parlement. Dans un premier temps, il respecte les usages installés par son frère. Même si le harcèlement des questions et des remontrances l’irrite, il supporte. Mieux: il maintient en fonction le comte de Villèle qui occupe depuis 1821 les fonctions de président du conseil. Et quand surviennent les élections législatives de novembre 1827, favorables aux Libéraux, il le remplace par le vicomte de Martignac, un gentil garçon aimé de tous. En vrai, sa patience est feinte. Le gros chat attend son heure. Elle approche. 

C’est ici que se croisent les jeux politiques de la France, le destin d’Alger et de ses habitants, plus tard celui de l’Algérie. Les uns et les autres n’ont à priori rien à voir. Mais c’est ainsi que s’écrivent les grandes tragédies de l’Histoire, dans un mélange de désordres et d’opportunisme qui font frémir. 

La crise se noue à l’été 1829.

Vous vous souvenez de l’éventail qui a giflé la France. C’était en avril 1827. Depuis, Charles X a le patriotisme douloureux. Faute de pouvoir obtenir des excuses, voire des compensations financières, le roi a décrété un blocus maritime contre la ville. Voilà plus de deux ans qu’une vingtaine de bateaux français filtrent les entrées et les sorties du port. L’opération coûte une fortune à l’Etat mais elle commence à porter ses fruits. Alger est affaiblie, son commerce périclite, ceux qui le peuvent, les plus riches, quittent la ville.

Sentant la partie adversaire faible, le gouvernement tente une dernière ambassade en juillet 1829. Le comte de La Bretonnière, commandant de la flotte, reçoit mandat pour négocier un accord qui mettrait fin au conflit. C’est que côté français, outre le montant du blocus, les commerçants marseillais et lyonnais, en affaires depuis longtemps avec la place d’Alger, commencent à rouspéter. Pour tout le monde, mieux vaut sortir de la crise qu’y patauger.

Le dey reçoit la Bretonnière. Le dialogue ne donne rien. Après plusieurs entrevues, l’émissaire repart, les mains vides. Nous sommes le 3 aout, au matin. L’émissaire monte sur la chaloupe qui est à quai et regagne son bateau, La Provence, entrée dans la rade le temps de la négociation. Pour que personne ne se méprenne, La Provence a hissé le drapeau blanc sur son mât le plus haut. Selon le code maritime, connu de tous, cela garantit sa sécurité. Ce jour là, rien ne se passe normalement. Le navire va atteindre le début de la haute mer quand une canonnade éclate depuis les remparts. Les Algérois tirent sur les Français. Le chiffre avancé est de cinquante à quatre-vingts boulets. Peu importe. Le geste emporte tout. C’est une déclaration de guerre.

Charles X saisit l’occasion pour lier la querelle d’Alger et le coup de force qu’il projette en France. Le mélange peut surprendre.  Il est le fruit du calcul et de la perversité.

L’incident a lieu le 3 août; le 8 août, le gouvernement est remanié. Aux oubliettes Martignac, place à une équipe de combat. Attardons-nous sur sa composition.

Jules de Polignac devient président du conseil. Il a tout juste cinquante ans, le visage long des aristocraties vieillies, le verbe choisi de ceux qui savent séduire les femmes. Sinon, la bigoterie le ronge. Il préfère Dieu à son pays, déteste la chienlit qui gangrène la France, mêle volontiers esprit esprit de résistance et attitude bornée. A sa décharge, sa vie n’a pas été facile.

Polignac a seulement neuf ans quand ses parents quittent Versailles, en 1789. Il s’est construit au gré des changements et des désordres. Sur le fond des choses, il est en parfait accord avec le roi. D’ailleurs, les mauvaises langues assurent qu’il est son batard, issu des amours clandestines entretenues par la princesse de Polignac avec le jeune comte d’Artois. Entre étonnement et scandale, son arrivée aux affaires en fait frémir plus d’un.

Avec Polignac, Charles X sollicite deux énergumènes pour son gouvernement : La Bourdonnaye et Bourmont. Le premier est comte, connu plutôt pour sa méchanceté que pour sa fantaisie. En 1815, il a fait des déclarations qui depuis lui collent aux basques. Il proposait alors de passer à la broche ceux qui avaient soutenu Napoléon au retour de ses Cent jours. Ça faisait du monde. Dans la coulisse du pouvoir depuis la Restauration, il susurrait des horreurs à l’oreille des monarques. Charles X le tire de l’ombre pour l’exposer à la lumière. C’est déjà de l’audace. Dans la nouvelle équipe, il lui confie l’intérieur, c’est-à-dire la police. C’est de la provocation.

Avec Bourmont, c’est presque pire. Celui ci a cinquante-cinq ans, un grade de général acquis après d’innombrables batailles. Son CV est chargé, et tâché. C’est un émigré de 1790. En 1792, il combat contre la France avec les Prussiens. En 1794, il est du côté des Chouans contre la Révolution. Ça fait beaucoup. Il y a plus. Au terme de plusieurs virages, il se retrouve nanti de la confiance de Napoléon lors des Cent jours, en 1815. Il est l’un des généraux sur lesquels compte l’Empereur. Tout à trac, trois jours avant la bataille décisive de Waterloo, Bourmont trahit, il passe à l’ennemi. Les Prussiens, de vieux amis, l’accueillent. Leur chef en revanche, Blücher, fait connaître son écœurement et adresse à peine la parole à ce Français déserteur. Une fois revenus au pouvoir, les Bourbons le cajolent. C’est une consolation pour lui car pour les Français, il est un renégat. Et le voir tout à coup au gouvernement, ministre de la guerre, suscite un choc dans l’opinion publique. 

« Malheureuse France ! Malheureux roi ! », lit-on dans Le Journal des débats d’aôut 1829, «  la cour vit avec ses vieilles rancunes, l’émigration avec ses préjugés, le sacerdoce avec sa haine de la liberté »

Ces critiques n’émeuvent pas Charles X. Que les Libéraux et leurs représentants au Parlement soient en colère l’encourageraient plutôt. Pour l’heure, son attention est ailleurs, dans la conquête d’Alger qu’il commence à préparer activement. Son ministre de la Marine, le baron d’Haussez, est chargé de mettre les arsenaux français sous tension pour réunir une flotte digne du grand débarquement qu’il envisage de l’autre côté de la Méditerranée. Et ce projet là, il le sait, est populaire en France. 

Avant de poursuivre ce récit, apportons une précision. On parle ici d’Alger, la ville, et pas de l’Algérie, le pays. En 1830, celui ci n’existe pas encore. Il n’y a pas d’Etat constitué, de conscience collective entre les habitants des différentes régions comme l’Oranais, le Constantinois, la Mitidja. S’il existe des liens de suzeraineté entre les différents chefs de village, ils sont faibles, détendus, à l’image d’une fiscalité embryonnaire, qui profite à Alger mais qui ne structure rien. Ce sont les Français, au fil de leur occupation, qui vont donner corps à l’Algérie et réunir ensemble des éléments qui avaient vocation à l’être, mais ne l’étaient pas encore. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette histoire tortueuse et douloureuse. Nous retrouverons cela dans le chapitre suivant.

Retour à Alger, la ville. Elle est unanimement détestée en Europe. Possession ottomane depuis le XVIème siècle, la cité s’est spécialisée dans le piratage en Méditerranée. Ses bateaux, rapides et flamboyants, servis par des équipages brutaux et efficaces, font la « course » aux pavillons étrangers. La France, l’Espagne et l’Angleterre ont perdu plus d’un galion dans les eaux bleus. De plus, les prisonniers, quand il y en a, sont transformés en esclaves, vendus sur les marchés d’Afrique à des gens fortunés. On parle alors, « d’esclaves chrétiens », la dimension religieuse rajoutant une couche à l’indignation occidentale.

Ceci décrit le passé d’Alger. Son présent est différend. La « course » est devenu marginale, et les esclaves chrétiens ont pratiquement disparu. Depuis plusieurs années déjà, le dey recherche une respectabilité auprès des grandes nations et tente de construire sa richesse sur le commerce plutôt que sur le vol. La France l’encourage d’ailleurs. Pour preuve: Napoléon qui lui a acheté du blé et le port de Marseille qui développe les échanges avec les Algérois. Mais dans l’imaginaire collectif, la cité continue de représenter une partie de l’enfer. Préparer son invasion, c’est participer à l’avènement du paradis. Charles X n’est pas le dernier à tirer sur la ficelle.

Les cours européennes regardent l’opération avec sympathie. Alger n’a pas d’amis, pas de soutiens. Théoriquement, la cité appartient à l’empire ottoman, cette Sublime Porte que l’Occident a souvent regardé avec fascination. Mais les liens se sont distendus depuis longtemps avec la métropole, de telle sorte que Constantinople observe l’activité française sans imaginer la contrarier. Parmi les pays voisins de la France, seule l’Angleterre pourrait tiquer. N’y a-t-il pas un péril à laisser le grand rival s’établir dans un port de la Méditerranée? Sur ce terrain, l’ambassadeur français à Londres travaille habilement: la conquête faite, assure-t-il, l’occupation sera temporaire. Une fois la place nettoyée et un gouvernement fantoche installé, Alger sera rendue à son destin. Les Anglais le croient, parce que c’est l’attitude la plus sage, la plus rationnelle. C’est qu’ils croient connaître les Français.

Pendant que tout se met en place, tout paraît dormir. Le réveil est sonné par le roi, le 2 mars 1830. La scène se déroule aux Tuileries, résidence du Souverain. Il s’agit de la réception des Pairs et des députés pour l’ouverture de la session parlementaire. Le rendez-vous est ordinaire, le discours frémissant. La guerre contre Alger est déclarée: 

« Au milieu des graves événements dans l’Europe était occupée, j’ai dû suspendre le fait de mon juste ressentiment contre une puissance barbaresque. Mais je ne plus laisser plus longtemps impunie l’insulte faite à mon pavillon. La réparation éclatante que je veux  obtenir, en satisfaisant à l’honneur de la France, tournera avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la Chrétienté. »

Le petit monde de la politique applaudit, toutes tendances confondues. Il est temps de sortir de l’échec de Waterloo. Le patriotisme est une valeur commune. Le consensus ne dure que le temps d’un soupir. Au chapitre suivant, c’est aux députés que le roi Charles X déclare la guerre: 

« Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux prévoir ici, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter dans la résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour le roi. »

Le propos peut paraître obscur. La presse de l’époque le décrypte. C’est bien un coup contre les libertés qui se prépare, comme le relève le journal « Les Débats », daté du 7 mars 1829: 

« Il y a l’espoir insensé de faire d’une victoire contre Alger une victoire contre nos libertés et de transformer la gloire qu’on suppose acquérir en moyen de corruption et de violences. »

Voici comment, de fil en aiguille, se trouvent liés le destin de l’Algérie et celui des libertés publiques en France. 

Pour l’immédiat, le baron d’Haussez se consacre à la phase opérationnelle de l’invasion. Après avoir fait construire ou réquisitionner des bateaux un peu partout dans l’hexagone, il opère une concentration de l’armada dans le port de Toulon. Entre les mois de mars et d’avril, ce sont une centaine de vaisseaux de ligne et plus de 500 embarcations de toute nature - frégates corvettes, bricks, goélettes, barquasses, tout ce qui peut flotter - qui convergent vers la rade varoise. Il s’agit d’embarquer  trente-sept mille hommes, cinq milles chevaux, les fusils, les canons, les tentes et l’intendance jugés nécessaires pour la conquête. Par son ampleur, cette concentration maritime est inédite. En l’évoquant, on pense à juin 1944. Les officiers de 1830 d’ailleurs frémissent. Comment faire débarquer une telle multitude sous le feu de l’ennemi? Il y a, à cette heure, plus d’angoisse que de réponses. 

Le port de Toulon connaît une ébullition à la mesure du projet. Le chantier est ouvert le jour et la nuit, sans repos. L’argent puisé dans les caisses de l’Etat pleut sur le port. Les contrats de fournitures sont conclus dans l’urgence, ce qui entraîne des détournements demeurés impunis. Attirée par l’agitation, la pègre européenne fond sur la ville où, assurent les mémorialistes du temps, les prostituées paraissent plus nombreuses que les militaires.

Pendant ce temps, à Paris, les pistolets sont sur la table. Les députés, s’ils soutiennent l’expédition d’Alger, redoutent le coup de bâton royal. Ils prennent date, à tout hasard, en votant une motion de défiance contre le gouvernement. Le texte est passé à la postérité sous l’appellation de « L’Adresse des 221 », du nombre de députés libéraux signataires:

« Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos (…) La Charte que nous devons à votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme résolution de consolider le bienfait, consacre, comme un droit, l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention (…) est positive dans son résultat, car elle fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'administration ; votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui ; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés. »

Même emberlificotée, l’Adresse décrit bien le climat ambiant, tissé de ressentiment et de méfiance. Le roi réceptionne le colis. Il mûrit sa réponse.

Retour à Toulon. Les beaux jours de mai irradient le port. Les curieux se pressent par milliers pour regarder le spectacle. Sur l’ensemble de la rade, à perte de vue, recouvrant la mer, des bateaux, des bateaux et encore des bateaux. Le baron d’Haussez a regroupé 110 vaisseaux militaires et près de 550 bateaux de transports. Résumons la mission assignée à cette flotte gigantesque et désordonnée: traverser la Méditerranée, souvent colérique à cette période de l’année, accoster sur le rivage algérois, débarquer la troupe innombrable et conquérir une citadelle qui en a vu d’autres. De la folie, oui, de la folie.

Ajoutant aux difficultés, Charles X a constitué une direction bicéphale pour ce capharnaüm. L’amiral Guy-Victor Duperré, 55 ans, commande la flotte. C’est un marin courageux et respecté, taciturne, prudent, attentif au bien-être des hommes et aux deniers de l’Etat. La direction militaire est confié à Louis-Auguste de Ghaisne, 57 ans, comte de Bourmont. On l’a vu, sa trahison de Napoléon à la veille de Waterloo lui vaut une réputation exécrable. C’est un hâbleur et un bavard, épris de lui même, négligeant avec les autres, aristocrate dans l’âme, indifférent à l’antipathie qu’il suscite. Apparier Duperré et Bourmont, c’est installer le désordre. Au point où en est cette histoire, ce n’est pas  très important.

L’embarquement commence le 11 mai 1830. Le spectacle est grandiose. Il y a une telle foule ici que le dey, là bas, ne peut ignorer que la France veut lui faire la peau. Tout le monde est sur les bateaux le 18 mai. Bourmont exige un appareillage immédiat. Le nez au vent de la météo, Duperré refuse. Leur désaccord est public, leurs engueulades aussi.

A Paris le lendemain, 19 mai, coup de théâtre. Le roi passe à l’action. Les députés sont mécontents? Il dissout la Chambre. Aux urnes, patriotes ! Les 100.000 électeurs du registre sont convoqués pour de nouvelles élections. Elles sont programmées pour les 23 juin et 19 juillet 1830. Charles X table sur l’effet patriotique pour vaincre. Il pense que les électeurs salueront sa bravoure et lui octroieront une majorité confortable dans la nouvelle Chambre. Sur le papier, le raisonnement se tient.

Retour à Toulon. A force d’empoignades, Duperré et Bourmont tombent d’accord. L’immense flotte de bric et de broc quittera le port le 25 mai. La mer demeure menaçante mais la concentration des hommes et des chevaux sur les bateaux oblige au mouvement. Le départ est spectaculaire, angoissant. Parmi ceux qui restent à quai, nombreux sont ceux qui parient sur le désastre que sur le succès.

La traversée est difficile. La houle impose sa loi. Le dernier jour de mai, à la fureur de Bourmont, Duperré cingle vers Palma, aux Baléares. L’Espagne accepte d’offrir le refuge offre un refuge à l’expédition. Nouveau départ le 9 juin. Le bon, cette fois. Le 14 juin 1830, vers deux heures du matin, l’armada française accoste sur la plage de Sidi-Ferruch, à vingt-cinq kilomètres à l’ouest d’Alger. Le débarquement des troupes commence aussitôt.

C’est curieux, mais le dey est surpris. Il attendait une attaque frontale, par la mer. La ville a subi beaucoup de bombardements dans son histoire. Elle est équipée pour y répondre. Mais l’arrivée de l’ennemi par la terre, cela non, il n’y a pas pensé. Il l’a jugé impossible, notamment en raison de la difficulté que représente le transfert de la mer à la terre de milliers d’hommes et de tonnes de matériel. Il s’est trompé. Il doit réparer. 

 Le dey charge son gendre, Ibrahim, de mener les opérations de défense. La chance française, c’est qu’elle n’a pas l’exclusivité du désordre. Ibrahim met quelques jours à assembler des troupes dignes de ce nom. Il attend notamment des renforts d’Oran et de Constantine. Les Français en profitent. Disciplinés, ordonnés, ingénieux, ils sont globalement prêts quand commencent les premiers combats, le 19 juin 1830.

Si les débuts sont incertains, les envahisseurs finissent pas grignoter du terrain. Il leur faut quinze jours d’un combat harassant et meurtrier pour parcourir la vingtaine de kilomètres qui les séparent d’Alger. Les voici aux portes de la cité. Le Fort l’Empereur qui en verrouille l’entrée tombe le 4 juillet 1830. Le lendemain, 5 juillet, la France prend possession de la ville. Le dey reçoit Bourmont dans son Palais. Il obtient la vie sauve contre la promesse d’un exil.

Pendant ce temps, les militaires mettent la main sur son trésor, une fortune. Une partie de celle ci va s’évaporer. Dans quelles poches? Des enquêtes diligentées plus tard ne le détermineront jamais. Une autre partie arrive à Paris au bout de plusieurs semaines. Elle paie largement les frais engagés pour l’expédition. Quant au surplus, là aussi une évaporation se produit. Au profit de qui? On cherche encore.

Évidemment, ceci est véniel au regard de ce que subissent désormais les populations musulmanes. Les militaires qui investissent la ville s’installent où ils le peuvent. Pour bien comprendre la situation, il faut mentionner deux chiffres. La population d’Alger est estimée en 1830 à trente mille personnes. L’armée française, on l’a déjà dit, compte trente-six mille soldats. Autrement dit, l’arrivée de ces derniers  prend des allures de rouleau compresseur, au détriment bien sûr des habitants. Tous les équilibres et les repères de la vie quotidienne sont bousculés, bouleversés, effacés. Aucune chronique précise des désordres et des violences de cette occupation ne nous est parvenu. Seulement des bribes.  

Le capitaine Edmond Pelissier de Raynaud a publié de précieuses « Annales algériennes » sur cette période. Sans entrer dans les détails, il écrit ceci à propos de l’entrée de l’armée française dans la ville:

« Jamais peut-être une occupation ne s’est faite avec autant de désordre administratif que celle d’Alger, même dans les siècles les plus barbares. »

Et pour être compris, il précise:

« Les hordes du Nord qui s'arrachèrent les débris de l'empire romain, se conduisirent avec plus de sagesse et de raison. Les Francs dans les Gaules, les Goths en Espagne et en Italie, curent le bon esprit de conserver ce qui existait tant dans leur intérêt que dans celui des nations soumises. Lorsque les Arabes remplacèrent ces derniers en Espagne, i!s ne se hâtèrent pas non plus de tout détruire. Il nous était réserve de donner l'exemple d'une telle extravagance. »

Un autre indice laisse penser que la violence s’est déchaînée. Il émane d’une correspondance privée du général Nicolas de Loverdo, un militaire de carrière. On peut imaginer son cœur bronzé puisqu’il a écumé l’Europe avec les armées napoléoniennes. Il écrit ceci à sa femme: 

« Je n’ai rien vu de plus hideux de ma vie. » Sa réserve et ses critiques indisposent ses collègues. Il est rappelé dès septembre à Paris.

Un élément est certain. Les nécessités opérationnelles conduisent les militaires à réquisitionner les mosquées et les bâtiments religieux de l’islam pour en faire des casernements ou des entrepôts de matériel. Ceci choque la conscience des Algérois. Ces gestes de mépris de la réalité et des croyances locales créent un ébranlement psychologique entre occupants et occupés, annonciateur de l’impossible entente entre eux. Cette fracture initiale s’élargira tout au long des cent trente ans de l’histoire franco-algérienne.

Malgré les désordres, une accalmie s’installe à Alger. Ce n’est pas le cas à Paris

La victoire algéroise, survenue le 5 juillet 1830, est connue le 9  dans la capitale. Charles X escomptait une liesse populaire. C’est un flop. Un TeDeum est célébré le lendemain dans la cathédrale Notre-Dame. Voici quelques notes d’ambiance rapportées dans ses Mémoires par le baron d’Haussez, ministre de la Marine, architecte de l’effort naval victorieux:

«  Quels cris, évidemment achetés, partis de quelques groupes isolés, au milieu d’une population impassible, firent seuls les frais de la voie publique. Dans une telle occasion, le silence du peuple était significatif. »

Première contrariété pour le souverain qui en éprouve une autre, plus grave, le 19 juillet. Le résultat du second tour des élections législatives est catastrophique. Les Libéraux gagnent une cinquantaine de sièges par rapport à la Chambre sortante. Avec 274 élus, ils se trouvent nettement majoritaires. La gloire militaire ne sert donc à rien. Alger, ou pas Alger, c’est pareil.

Que faire? Le plus sage serait de reculer, de considérer la situation d’un œil nouveau, en admettant l’échec, tout simplement. Les Français n’aiment pas leur roi, ils n’aiment pas sa monarchie. Mais Charles X possède l’entêtement des sots. Alors que tout son plan est par terre, il en actionne la dernière étape.

Le matin du 25 juillet, un dimanche, dans son château de Saint-Cloud baigné par la lumière de l’été, il signe six ordonnances bourrées de dynamite. La première suspend la liberté de la presse. La seconde dissout la Chalbre fraîchement élu. La troisième réduit le collège électoral aux éléments les plus réactionnaires. La quatrième convoque de nouvelles élections; il pense qu’il finira par les gagner. Les deux autres consistent dans la nomination d’amis d’amis à des pistes stratégiques de l’Etat. On peut parler de pronunciamiento, ou de coup de force, ou bien encore de décision désespérée d’aller se fracasser contre le mur.

Les ordonnances sont publiés dans Le Moniteur, journal officiel de la monarchie, le 26 juillet. Une colère souterraine chemine toute la journée. Suivent trois jours de barricades dans les rues de Paris - 27, 28 et 29 juillet, « Les trois glorieuses » - qui chassent définitivement les Bourbons du pouvoir. Avant de ployer, Charles X tente l’impossible. Il signe l’acte de son abdication le 5 août, ajoutant qu’il s’est trouvé un successeur, son petit-fils, le duc de Bordeaux. On lui ri au nez. Lui et sa famille partent pour Londres. On ne les reverra plus. Le souverain déchu meurt à Görtz, en Slovénie, en 1836, pays où reposent ses cendres. Il demeure ainsi l’unique roi de France à ne pas être enterré à Saint Denis. Un comité de nostalgiques milite encore aujourd’hui pour une inhumation posthume dans la nécropole des rois.

L’épilogue de ce moment historique français est à la fois tragique et consternant. L’homme qui a initié la prise d’Alger disparaît piteusement de la scène. La France demeure maîtresse de cette cité dont elle ne sait quoi faire. La possession ne correspond à aucun projet politique, ne présente aucun intérêt stratégique, ne possède aucune utilité économie ou sociale. Le sort de toute une population est comme joué aux dés. Et surtout, ceux ci roulent encore. Que va-t-il se passer  désormais ? Quelles consignes donner à des militaires certes victorieux, mais enfermés dans une ville tout aussi étrange qu’étrangère? Et accessoirement, très accessoirement car ils ne comptent de rien, quel sort réserver aux enfants, femmes et hommes si différents de ce que nous sommes?

Voilà comment commence l’aventure algérienne de la France. Par des questions issues de la légèreté des attitudes et de la médiocrité des calculs. La France mettra dix ans à définir des réponses au problème posé. Dix ans pour faire finalement de la pire violence.

C’est ici que s’enracine notre honte. C’est ici que commence notre amnésie.


A SUIVRE: Que faire de la conquête d’Alger? Dix ans d’hésitations, et déjà, les premiers massacres. 






Commentaires

  1. Très interessant -! ,,mais j ai souvenir d une analyse du comité pour l annulation des dettes illégitimes que le motif de l.intervention etait officiellement une dette impayee par leDey. Or ici c est la France qui n a pas payé sa dette. Le CADTM s est il trompé ??

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  2. Les algériens ont massacrés les algériens et les français, comme les barbaresques le font depuis 1000 ans, l'Algérie française n'était rien à coté de ce qu'ils ont fait.

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