Que faire de la conquête d’Alger? La France hésite dix ans, elle massacre tout de suite

Depuis le 5 juillet 1830, Alger est occupée par la France. Mais Alger n’est pas française. Le sera-t-elle un jour?

Ce n’est pas une question que se pose la France cette année là. En vérité, elle se moque d’Alger. Elle ne sait même pas pourquoi trente mille de ses militaires - chiffre énorme - s’y trouvent. Ses problèmes, en cet été 1830, sont à Paris. Ils sont immenses. Ils exigent des réponses urgentes. 

Résumé de l’épisode précédent. Charles X n’a pas résisté aux barricades populaires, il est parti en courant. Que faire, là, tout de suite pour le remplacer? Les Républicains sont en embuscade. Ils ne sont pas nombreux mais ils sont décidés. Ils partagent la lassitude des Français, confrontés à ces rois qui pensent que le pays est leur propriété. L’opinion leur paraît est mûre pour tenter l’aventure. Mais avec qui? Les personnalités qui poussent cette solution sont faibles, démunies de charisme, inconnues des citoyens. Passez votre tour messieurs, la prochaine fois peut-être.

D’autres politiciens, plus habiles, proposent une solution alternative. Il s’agit de la royauté, encore, même si les gens en ont marre. Le secret, c’est que cette nouvelle restauration seraient mâtinée de démocratie, qu’elle s’inspirerait pour partie des acquis de la Révolution dont le souvenir proche réchauffe les cœurs. Et eux ont l’homme de la situation. 

Louis-Philippe d’Orléans a 57 ans. Il est le fils de Philippe d’Orléans, un original qui a voté la décapitation de Louis XVI, son cousin, en janvier 1793, et qui a été lui même guillotiné à l’automne suivant, au début de la Terreur. On l’appelait Philippe Égalité. D’une certaine manière, le fils est fidèle à l’héritage du père.

Sitôt Charles X disparu, le 5 août, il fait connaître sa disponibilité pour régner. Deux siècles que les Orléans attendent leur heure à l’ombre de ces Bourbons qu’ils ont fini par détester. Les palabres qui s’engagent visent à ajuster le costume à la situation. D’abord le nom. Sa majesté sera désignée par son prénom, Louis-Philippe, on ne lui donnera pas de numéro. Ensuite, le titre. Il ne sera pas « roi de France ». Il sera seulement « roi des Français ». Puis, le symbole. La maison royale faisait flotter un drapeau blanc au dessus de ses têtes couronnées. Cette fois, monsieur Louis-Philippe, ce sera le drapeau tricolore, celui de la Révolution, bleu, blanc et rouge. Ceci n’est pas discutable. Ceci ne sera pas discuté. Enfin, le règlement de copropriété. La Charte de 1814 sera révisée dans le sens d’une affirmation des libertés publiques, et d’une plus grande action des parlementaires. L’exemple anglais, notre grand ennemi, est dans toutes les têtes. Admirer ce que l’on combat, c’est curieux tout de même. Nous en sommes là.

Louis-Philippe signe tout, tout de suite. Il est lucide. L’histoire ne repasse jamais ce genre de plat et sa marge de manœuvre est nulle. Les Français le tolèrent, ils ne l’aiment pas. Donc, modestie et humilité. Pour un roi, c’est du jamais vu. Afin que tout le monde croit à sa sincérité, il décide de pensionner Rouget de Lisle, l’auteur de la Marseillaise, sur sa cassette personnelle. Et enfin, il propose qu’on lui attribue officieusement ce titre inédit: «roi-citoyen ». On ricane dans les salons parisiens sur cette pensée boy-scout. Mais faute de grives, nous garderons le merle.

La cérémonie d’intronisation a lieu le 9 août 1830. Elle se déroule au Palais-Bourbon, devant des députés goguenards et une délégation des Pairs, venus du Palais de Luxembourg. Louis-Philippe prononce un discours, plutôt court, ce qui est apprécié. Puis il sort à pied du Palais-Bourbon, traverse la Seine et rejoint ainsi le Palais-Royal, sans gardes ni pompe. En chemin, il serre les mains des Parisiens qu’il croise. A pratiquement un siècle et demi de distance, Valéry Giscard d’Estaing a fait la même chose en se rendant à l’Elysée à pied, le jour de son investiture présidentielle, en mai 1974.

Est-il besoin de le préciser? Dans la hiérarchie des urgences de Louis-Philippe, et dans celles de ses priorités, Alger n’apparaît nulle part. A ce moment précis où la France découvre la tête qui va la diriger, la question de l’avenir de musulmans inconnus de tous n’intéresse personne.

À Alger, justement, les Français approchent du chaos. Courant juillet, pour le féliciter de sa victoire, Charles X a accordé le bâton de maréchal à Bourmont qui en rêvait. Celui ci pense l’étrenner en allant voir ce qui se passe au delà des murailles. Certains des officiers qui l’entourent lui suggèrent que l’idée est mauvaise. Les sauvages qui habitent ces contrées ont des attitudes peu engageantes. Bourmont s’en moque. Qu’ils y viennent, ils tâteront du bâton.

Le 22 juillet 1830, 1500 militaires partent en convoi. Le maréchal est à leur tête. Objectif: Blida, une ville distante de cinquante kms. La promenade est agréable. Les Français découvrent un pays où les espaces secs et désolés alternent avec des terres cultivées. Les habitants de Blida les accueillent le soir en leur proposant des fruits et des boissons. Le lendemain, en revanche, la situation dégénère. Des hommes venus des villages voisins attaquent les soldats. La bataille est difficile. L’escouade tricolore s’échappe. Elle est poursuivie par des Arabes en fureur jusque sous les murailles d’Alger. Des morts, des blessés, cette bataille de Blida marque les esprits des combattants locaux. Les envahisseurs sont vulnérables, alors que la rumeur les disait imbattables. 

Très vite, Louis-Auguste de Bourmont connaît  d’autres problèmes. La nouvelle parvient à Alger le 9 août que Charles X a plié bagage. Elle est bien bonne celle là! Et qui le remplace? Le duc d’Orléans. Quelle surprise! Et le dit duc, devenu roi, fait savoir au maréchal qu’il faut amener le drapeau blanc et le remplacer par la bannière tricolore. Bourmont renâcle: les jean-foutres, ce n’est pas son truc. 

Le maréchal convoque les officiers. Il propose de résister au nouveau pouvoir et pourquoi pas, de lancer une opération de reconquête depuis Alger. C’est, en gros, le discours que tiendront les militaires, dans cette même ville d’Alger, en mai 1958. Autour du maréchal, l’enthousiasme est faible. Mourir pour Charles X ? Bof. C’est à ce moment que l’amiral Dupérée ramène sa science. Le drapeau aux trois couleurs lui va bien, le nouveau régime aussi. Si Bourmont en convient, un bateau peut être mis à sa disposition qui l’amènera au diable, ou ailleurs. Le maréchal hésite: ça ou la prison? Il s’en va, direction Londres, où il retrouve Charles X.

Sans tout comprendre, les Arabes regardent ce cinéma français les yeux écarquillés. Ils ne connaissent pas la richesse de notre vie politique. Ils en tirent d’ailleurs une conclusion erronée. De tels désordres leur paraissent annonciateurs du départ proche des occupants. Ils apprendront, avec le temps, qu’en France, ce qui brinquebale marche quand même.

Que perçoit-on à Paris de l’agitation algéroise? Peu de choses. Louis-Philippe est confronté à une série de crises. Sur le plan politique, il doit organiser le procès des ministres de Charles X, Polignac et les autres, accusés d’un attentat contre les libertés. Sur le plan économique, une crise sévère fabrique du chômage et de la colère. Alors même que les caisses sont pratiquement vides, le roi et son principal ministre, Jacques Laffitte, un banquier qui a mené la vie dure la précédente monarchie, proposent un plan de relance économique et garantissent auprès des organismes financiers des prêts contractés par les commerçants. C’est le « quoi qu’il en coûte de l’époque ».

Au filtre de ces difficultés, le nouveau roi croise pour la première fois la question d’Alger. Vu l’argent que coûte l’entretien de cette garnison si loin de France, ne vaut-il pas mieux rapatrier tout le monde et oublier cette conquête inutile? La question est posée. Personne n’y répond. Dans l’expectative, le ministre de la guerre pare à l’urgence en nommant un remplaçant au maréchal de Bourmont.

Bertrand Clauzel est général, formé à la dure, comme ses copains. C’est un Ariègeois de 58 ans. Il a une grosse tête, un gros nez, une grosse voix qui intimide. L’année précédente, 1829,  il a été élu député des Ardennes. Ce sont les mœurs de l’époque: les militaires font de la politique. Clauzel fait partie des 221 signataires de l’Adresse qui a contribué à la chute de Charles X. Le nouveau pouvoir compte sur lui pour contenir la question algéroise jusqu’au moment où la France aura décidé de la suite à donner.

Le général arrive à Alger le 3 septembre1830. Le moral de la troupe est bas. Depuis la sortie malheureuse de Blida, les sorties sont limitées. Dans la ville et autour de la ville, les soldats, à la fois inquiets et revanchards, commencent à se conduire comme des soudards. Ils s’emparent des maisons les plus opulentes, chassent leurs occupants, pillent ce qui leur paraît avoir de la valeur. Pour ne rien arranger, la dysenterie et d’autres infections affaiblissent les organismes européens. L’agitation croissante des villages voisins, ouvertement hostiles aux Français, rajoute un élément d’insécurité.

Le général Clauzel entreprend de mettre de l’ordre dans cet édifice branlant. Le retour de la discipline est sa priorité. La mise en place d’une administration correcte de la ville son second chantier. L’homme est méthodique, écouté par les siens, abandonné par le pouvoir parisien qui fouette d’autres chats dans une France en crise.

A l’automne, le général d’Alger se sent suffisamment fort pour prendre une initiative personnelle. Il a mesuré le choc qu’a représenté l’expédition manquée de Blida, au mois de juillet précédent. Imprudent et fanfaron, Bourmont a mené les militaires français vers le désastre. Clauzel, qui pense avoir pris la mesure des difficultés, veut effacer l’affront. Il programme une sortie avec dix mille hommes, du matériel et du ravitaillement. Le but qu’il propose est le suivant: se rendre à Médéa, distante d’une centaine de kms, pour destituer le chef, trop turbulent, et le remplacer par un fantoche qu’il a sous la main. Au passage, il passera par Blida, qui se trouve sur la route de Médéa, pour rappeler aux habitants les patrons, ce sont les Français.

La troupe quitte les murs protecteurs d’Alger le 17 novembre 1830. A part quelques escarmouches, elle arrive sans encombre à Blida, à cinquante kilomètres de là, le lendemain en fin de matinée. D’un coup, l’ennemi, enfin les musulmans qui sont chez eux, arrive de partout. Le général Clauzel dirige lui même la manœuvre défense. Il ordonne de tout détruire autour de la ville, les vergers et les cultures, et dans la ville même, de mettre le feu aux habitations, de ravager tout ce qui peut l’être pour semer l’effroi et impressionner l’adversaire. Le combat est sans pitié. Puisque les femmes, les enfants, les hommes non combattants ont fui la ville, ceux qui restent sont éliminés sans pitié. Le capitaine Edmond Pélissier de Raynaud, dont les « Annales algériennes » ont été cité dans le chapitre précédent, est présent au plus chaud de ce combat: 

« En ville on fusillait, presque sous les yeux du général en chef, tout ce qui était pris les armes à la main. Cette boucherie, présidée par le grand prévôt, dura si longtemps qu’à la fin, les soldats ne s’y prêtaient plus qu’avec une répugnance visible »

Ce ne sont plus des actes de guerre qui sont exécutés par une grande armée. C’est une boucherie exercée sur des êtres humains par des soldats en surnombre et suréquipés par rapport à ceux qui les attaquent.

Quand la bataille se termine, ceux qui ont quitté la cité, et qui se sont terrés dans des rocailles proches, sont invités à revenir. L’armée française leur assure qu’aucun mal ne leur sera fait. On imagine l’effroi de ces gens là, leur dénuement aussi après les destructions. Ont-ils le choix? Ils reviennent. Clauzel et les siens restent à Blida jusqu’au 21 novembre, le temps de reprendre des forces. Puis, ils partent jusqu’à Médéa, laissant à Blida un bataillon de 600 personnes, sous les ordres du colonel Rullières.

A Médéa, l’armée exécute promptement sa mission. Le chef réputé félon est destitué. Le chef dit loyaliste est intronisé. Clauzel, mission accomplie, rebrousse chemin et repart vers Alger. Sa route passe à nouveau par Blida où il arrive le matin du 27 novembre. Le spectacle qu’il trouve est effrayant.

La garnison Rullières a été attaquée la veille. Les Français ont repoussé l’assaut. Mais la peur a été telle que les nerfs ont lâché. Les soldats se sont vengés sur la population, soupçonnée de complicité ou de sympathie avec les autres musulmans. Les « Annales algériennes » de Pélissier de Raynaud décrivent la situation:

« Blida était encombrée de cadavres, dont des vieillards, des femmes, des enfants autochtones et  des Juifs, des gens tout à fait inoffensifs. Très peu paraissaient avoir appartenu à des gens qui eussent eu la volonté ou le pouvoir de se défendre. Après un si grand carnage, on ne trouva point d’armes sur les vaincus. »

Ceci constitue le premier massacre de masse de musulmans innocents par l’armée française. Les estimations évoquent 800 personnes assassinées, mais il s’agit là d’une évaluation fragile. Certains pourraient penser aujourd’hui qu’il s’agit là des mœurs du temps et de la guerre. Ce serait une erreur de le croire. Ce massacre choque les contemporains qui en ont connaissance. Des rumeurs circulent. Certains députés questionnent le ministre de la Guerre à leur sujet. Bien sûr, l’armée défend les siens et enfin le manteau du patriotisme recouvre le tout. Le cri des victimes en est assourdi, jusqu’au silence. 

Ce récit a pu paraître long. Il est nécessaire car le massacre de Blida hante la mémoire des Algériens du XXIème siècle. Nous pouvons comprendre cela, nous, Français, qui savons l’importance de l’histoire, et adorons la raconter. Nous ne reprocherons pas aux habitants d’autres pays de faire de même. En Algérie, c’est pour l’essentiel une tradition orale qui a perpétué le souvenir du massacre de Blida survenu en novembre 1830. Voici un témoignage émouvant de cette réalité.

Zineb Merzouk et Nazim Souissi sont deux journalistes qui ont travaillé sur la présence française en Algérie. En 2012, année du cinquantenaire de l’indépendance de leur pays, ils ont présenté un documentaire intitulé: « Merci pour la civilisation! » L’ironie du titre est évidemment destinée à la puissance colonisatrice. Les auteurs recensent les massacres, les meurtres, la violence des premières années d’occupation. Dans une plaquette qui présente leur travail, ils écrivent ceci, à propos de Blida, sous le titre « Devoir de mémoire »:

« Le 26 novembre 1830 n’est qu’un épisode parmi tant d’autres que l’école a oublié de nous apprendre et qui a sombré dans notre amnésie collective.

En 2012, l’Algérie célébrait le cinquantenaire de son indépendance. Les travaux qui nous ont été présentés, à cette occasion, se sont pour la plupart focalisés sur la Guerre d’Indépendance, omettant ainsi le fait que cette grande révolution était l’aboutissement de plus d’un siècle de lutte contre un système colonial abject et dont les séquelles sont encore visibles dans notre société. Or, à notre avis, il est primordial que les nouvelles générations connaissent leur histoire dans sa continuité ; l’histoire d’un peuple qui n’a jamais cessé de résister pendant 132 ans ; l’histoire de générations d’Algériens qui sont nés et sont morts sous la colonisation française, et pour qui l’Algérie indépendante était un rêve quasi impossible. »

S’ils sont destinés aux Algériens, ces mots là s’adaptent aussi à nos oreilles.

Une autre histoire, une autre violence. 

Avril 1832. Le général Savary, duc de Rovigo, a remplacé Clauzel à la tête de l’armée d’Afrique. L’homme porte en lui une violence connue de tout le monde militaire. On peut le décrire, au vu de son passé, comme un assassin que protège l’uniforme. L’avoir nommé à ce poste constitue une erreur manifeste dont personne, à Paris, n’a été tenu pour responsable.

Saisi de la plainte d’une tribu alliée, à laquelle des biens auraient été dérobés, Rovigo décide de frapper un grand coup. Sans mener d’enquête, sans posséder de preuves, se fiant uniquement aux rumeurs et à des vraisemblances, il ordonne à un détachement de soldats de châtier ceux qu’il tient pour coupables du vol: la tribu des Ouffia. Celle ci vit sous des tentes, dans la banlieue d’Alger, au lieu dit « Maison carrée ».

Le détachement quitte la ville au milieu de la nuit. Parvenu sur les lieux aux lueurs de l’aube, il attaque sans sommation le village qui sommeille encore. Comme précédemment, Edmond Pellissier de Raynaud est un témoin précieux de la scène du crime:

« Tout ce qui vivait fut voué à la mort. Tout ce qui pouvait être pris fut enlevé. On ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Cependant, l’humanité d’un petit nombre d’officiers sauva quelques hommes et quelques enfants. »

La dernière phrase est importante. Elle confirme la transgression des lois de la guerre, l’assassinat d’innocents qui ne menacent pas les militaires. Elle dit aussi le désaccord, et c’est essentiel, des divergences au sein de l’armée sur les méthodes employés. Cela établit le caractère anormal, pour l’époque, de tels agissements. 

Dans cette affaire des Ouffia, une cruauté supplémentaire se produit. Le chef de la tribu décimée est capturé vivant. Il s’appelle El-Rabbia. Amené à Alger, il comparaît devant Rovigo, décidé à faire un exemple. Souhaitant le faire juger, il le met en prison. Coup de théâtre pendant sa détention: la tribu qui s’était plainte du vol vient de trouver les vrais coupables. Ils n’ont aucun lien avec la tribu des Ouffia. Que faire? Relâcher El-Rabbia? Impossible. Ce serait admettre l’innocence de ceux qui ont été massacrés. Les militaires inventent donc des charges fantaisistes contre El-Rabbia. Le conseil militaire devant lequel il est traduit le condamne à mort. Sa tête coupée est montrée sur la place publique pour impressionner les autochtones.

Cette injustice traverse le siècle. Les bouches l’ont rapporté aux oreilles durant des décennies. Elle se retrouve en tête d’un chapitre du livre que Ferath Abbas, un leader nationaliste, publie en 1931, « Le jeune algérien ».

Voilà ce qui cimente dès les premiers temps la haine profonde que les Algériens éprouvent pour les Français: la violence, l’impunité, l’injustice. Voilà ce qui fabriquera la guerre, des décennies plus tard. Voilà ce qui pèse sur nos inconscients et nous dérange encore.

Ces histoires et d’autres suscitent ici et là des articles dans la presse française des années 1830. Elles alourdissent le climat autour de la question d’Alger que le pouvoir ne parvient pas à trancher. Faut-il partir et abandonner la ville maudite, notamment parce que l’occupation coûte cher et ne rapporte rien? Ou bien faut-il rester, s’appuyer sur le réseau de villes déjà conquises - outre Alger, Bône, Oran, Tlemcen, Bougie, Mostaganem - pour installer des comptoirs commerciaux? Ou bien encore, faut-il conquérir l’ensemble du territoire et faire de cette contrée une colonie de peuplement, en y expédiant des Européens qui laboureront la terre?

Ces options divisent le gouvernement de Louis-Philippe. Pour tenter d’éclaircir le débat, celui-çi prend une initiative originale. Il crée une commission d’enquête parlementaire, la première du genre, baptisée « commission spéciale ». Huit membres la compose: deux Pairs de France, quatre députés, auxquels se joignent deux officiers généraux. La commission arrive à Alger début septembre 1833 et mène son enquête jusqu’à la fin du mois de novembre. Elle présente ensuite plusieurs rapports devant une instance élargie, appelée « Commission d’Afrique ». Divers rapports passent en revue la situation, analysant le système administratif mis en place par la France, ou bien les potentialités commerciales ou agricoles du pays. Mais dans ce récit, ce qui retient l’attention, c’est le compte-rendu fait des violences subies par les populations locales. Son auteur est le comte de la Pinsonnière, l’un des députés du groupe, élu en Indre-et-Loire. Il est lui même un ancien militaire. Le constat qu’il dresse constitue la première pièce d’un dossier d’accusation qui ne sera jamais instruit. Voici ce qui est écrit, au début de 1834, sur l’armée française agissant en Afrique au nom de la France:

« Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits, égorgé sur un soupçon des populations entières (…) Nous avons mis en jugement des hommes réputés saints dans le pays, des hommes vénérés parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intervenir en faveur de leurs malheureux compatriotes (…) Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus (…) Nous avons décoré la trahison du nom de négociations qualifié d’actes diplomatiques d’odieux guet-apens. En un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser. »

Cette dernière phrase est énorme. Elle est une alerte sur le chemin de l’horreur. Personne, pourtant, ne semble la remarquer. Arrêtons-nous cependant sur la réalité qu’à l’époque elle dévoile. Les musulmans présents sur leurs terres depuis des siècles voient arriver des envahisseurs qui leur imposent des atrocités, dévastent les habitats et les cultures, tuent les femmes et les enfants. Plus tard, les descendants de ces envahisseurs assécheront les marais, mettront en valeur des terres, produiront de magnifiques cultures, bâtiront des ponts, des routes, aménageront des villes blanches et gaies. Ce travail, ils le feront d’abord pour eux. Imaginons malgré tout qu’il profite un peu aux populations locales. Ces bienfaits effacent-ils les traumatismes issus des violences, des injustices, des meurtres? Évidemment, non. Le matérialisme ne répare jamais les blessures de l’âme. C’est bien dans les premiers mois, les premières années que s’est joué le sort de la colonisation de l’Algérie. Une fois la sidération du débarquement passée, une fois dissipé le choc des premières rencontres, les populations auraient pu fraterniser avec l’occupant si celui çi s’était monté tolérant et généreux. Or à l’inverse, il a détruit et massacré, usé de sa force et tiré de l’impunité dont il était assuré un sentiment de puissance qui a accentué les brimades. Placée sur de tels rails, la colonisation de 1830 ne pouvait aboutir qu’à un échec. Il a fallu 132 ans de souffrances inutiles pour le constater.

Alors, garder Alger ou pas? Le débat est évidemment artificiel. Débarquer sur les côtes était un acte de puissance. Abandonner la conquête serait un aveu de faiblesse. Louis-Phillipe tranche donc la question dans le seul sens possible en éditant un texte, paru dans Le Moniteur du 22 juillet 1834. Son titre: 

« Ordonnance relative au commandement général et à la haute administration des possessions françaises dans le nord de l'Afrique »

Cette dénomination, « possessions françaises » vaut annexion du territoire. Elle fonde une prétention à la propriété d’Alger et de ses parages. Un gouvernement général de la province est institué. La tutelle est confiée au ministère de la guerre. C’est donc un officier, nommé en Conseil des ministres, qui dirigera sur place les administrations civile et militaire. Mais nous sommes encore loin de l’ « Algérie française ». En 1834, le dessein de Louis-Philippe et de son gouvernement est très différend. La France souhaite administrer les villes occupées en bonne harmonie avec les chefs des tribus avoisinantes. Elle ne souhaite pas, pas encore, utiliser des mots qui travestiront la réalité.

Sur le terrain, depuis plusieurs mois, l’opposition musulmane s’organise. Un homme l’incarne désormais: Abd el-Kader. C’est un chef religieux. Il a moins de trente ans, il est décharné, ses yeux brillent de la folie ou du courage de ceux qui ont la certitude de mener un combat juste. Il résiste. C’est un verbe que nous connaissons en France. Son charisme lui permet de fédérer autour de lui des tribus jusque là divisées. Mobile, habile, il harcèle les troupes françaises, cause des dégâts qui énervent et agacent davantage qu’ils ne déstabilisent. 

Avec toutes ces faiblesses, Abd el-Kader, premier figure du nationalisme algérien, adresse un message clair aux autorités françaises: vous ne posséderez jamais ce territoire, les cœurs vous échapperont toujours, un jour nous vous chasseront. Hélas, rien n’est plus entêté qu’une puissance sûre de sa force. Alors, plutôt que regarder la situation, la France fait entrer en scène l’un des personnages le plus détestable de cette histoire: Thomas-Robert Bugeaud.

Juin 1836: le général Bugeaud débarque à Alger. Sa mission: rabattre le caquet d’Abd el-Kader, trouver le compromis qui permettra une cohabitation. Pourquoi Bugeaud, 52 ans, apparaît-il comme l’homme de la situation? Parce que sa vie de baroud et de fracas le désigne pour les sales besognes.

Promu caporal à Austerlitz à ses vingt ans, il parcourt l’Europe dans les armées napoléoniennes avant d’être se trouver plongé dans l’atroce campagne d’Espagne, la pire qu’est programmée l’Empereur. Les Espagnols tuent et meurent avec une volupté inconnue des Français. Ils s’adaptent. Il en résulte une boucherie immense. Elle forge le caractère de Bugeaud. Il continue sa vie de soldat puis, en froid avec les Bourbons, s’essaie à la politique. Le voici député de Dordogne. Fort en gueule, nationaliste outrancier, une sorte de Jean-Marie Le Pen avant l’heure, il a beaucoup d’amis et plus encore d’ennemis. L’installation des Orléans au pouvoir le remet en selle. Louis-Philippe lui confie le commandement d’une partie de la garde parisienne. C’est à la tête de cette unité que Bugeaud va connaître l’un des drames de sa vie. 

Avril 1834. Des manifestations éclatent dans la capitale. D’essence républicaine, elles contestent la politique de la monarchie, dénoncent la vie chère et la misère dans laquelle elle plonge les Français. Des barricades apparaissent dans les quartiers. Le pouvoir né de l’émeute redoute d’en faire les frais. Il exige le nettoyage des rues.

L’une de ces de ces barricades se trouve rue Transnonain, pas loin de l’Hôtel de ville de Paris. Les militaires commandés par Bugeaud mènent l’opération sans ménagement. Soudain, un coup de feu part de l’immeuble qui se trouve à hauteur de l’obstacle, au 12 de la rue Transnonain. Un capitaine s’écroule, blessé. Ses camarades réagissent immédiatement. Ils courent vers le lieu d’où est partie la détonation. Étage après étage, il y en a quatre, ils investissent les appartements, renversent tout sur leur passage, tirent des coups de feu sur les personnes qu’ils croisent, sans se soucier de savoir qui elles sont, et si elles ont quelque chose à voir avec l’incident sur la barricade. Leur sauvagerie sidère les habitants. Ceux ci sont environ une cinquantaine à vivre dans l’immeuble. Quand les militaires se retirent, ils laissent derrière eux douze cadavres, et une dizaine de blessés.

L’émotion populaire qui suit cet évènement est immense. Les journaux se demandent comment l’armée française peut-elle se comporter ainsi, contre des Français. Le gouvernement est interpelé à la Chambre des députés. De manière unanime, Thomas Bugeaud est désigné comme le responsable du carnage. Il n’était pas présent sur les lieux, mais ce qui est en cause, selon ses accusateurs, c’est la violence qu’il attise trop souvent, l’inhumanité des ordres et des consignes qu’il donne à ses hommes, l’arrogance et le mépris qu’il affiche en toutes circonstances.  Sa réputation est ternie à jamais par ce drame, notamment auprès de la population parisienne. Ce qu’il supporte. L’adversité l’a toujours stimulé. Louis-Philippe le soutient. La vie peut continuer. Elle passe par Alger.

Si l’homme est brutal, il n’est pas maladroit. A plusieurs reprises, il accroche les troupes d’Abd el-Kader. Le vent tourne pour le musulman qui, jusque là, a rencontré beaucoup de succès. Un cessez-le-feu paraît sage aux deux parties. Il permet d’entamer des discussions. Elles dévoilent un possible terrain d’entente. Le chef arabe reconnaît la souveraineté de la France sur les villes qu’elle contrôle. Il souhaite en retour pouvoir imposer sa loi sur les villages et les territoires plus reculés. Ceci correspond exactement aux projets de l’occupant, qui ne veut pas s’embarrasser de la totalité de ce territoire, trop grand et trop complexe.

Thomas Bugeaud et l’émir Abd el-Kader signent un traité dit de la Tafna, du nom d’un fleuve qui se jette dans la Méditerranée, et à l’embouchure duquel l’accord a été conclu . Sa mission accomplie, le général rentre à Paris, accueillie avec considération et gratitude par le pouvoir.

Parenthèse dans l’histoire. C’est dans des années là, à l’automne 1839 pour être précis, que le ministère de la Guerre prend une initiative lexicale. Plutôt que de continuer à parler des « Possessions françaises dans le nord de l’Afrique » dans ses documents, l’administration décide de désigner Alger et ses environs en usant d’un raccourci. Elle parlera désormais de l’Algérie, une expression simple appelée à un bel avenir. Ce succès entraînera un contresens. Beaucoup croiront sincèrement que c’est la France qui a inventé le terme. Ce n’est pas exact. Il figure dans des documents datant des siècles précédents pour désigner l’ensemble du territoire sur lesquels Alger exerçait une suzeraineté floue mais réelle. Mais la puissance de l’Etat Français a procuré au mot une notoriété qu’il ne possédait pas. 

La paix est éphémère dans cette contrée. L’accord de la Tafna se révèle rapidement un marché de dupes. Abd el-Kader a manœuvré pour gagner du temps. Le répit obtenu avec ce traité lui permet de rallier de nouvelles tribus à sa cause, d’étendre ses revendications territoriales et finalement de contester la présence française sur le territoire. La guerre va donc reprendre. C’est inévitable. Mais la conséquence de ce retour des hostilités est majeure.

Le gouvernement de Louis Philippe se serait contenté d’une gestion partagée du territoire. Par son attitude, Abd el-Kader démontre que cette pensée est une chimère. Envahisseurs et occupants, les Français ne seront jamais acceptés par ceux qui occupaient la terre avant eux. Du coup, une obligation terrible s’impose à eux. Puisque l’adversité est résolue, une guerre tout aussi résolue doit lui répondre. Le départ étant impossible, la conquête doit désormais être totale. Il ne s’agira plus de cohabiter avec les musulmans mais de les chasser de leurs terres, de les dépouiller de leurs biens pour les donner aux Européens qui viendront s’installer ici. L’occupation restreinte cède la place au projet fou, non anticipé, imposé par les évènements, de colonie de peuplement. Cet espace musulman par l’histoire et la culture doit devenir européen, ou plus spécifiquement français, par la volonté.

La réalisation d’un tel dessein exclut la négociation, l’humanité, la persuasion. Ce qui approche désormais, c’est le meurtre de masse sous couvert de la raison d’Etat, le vol et la spoliation des terres, la négation des droits pour les occupants historiques des lieux.

Fin 1840, dix ans après la conquête fondatrice, Robert-Thomas Bugeaud est nommé Gouverneur général d’Algérie. Il dispose des pleins pouvoirs, civils et militaires. 100.000 soldats sont sur le terrain, ils attendent ses ordres. L’erreur tragique, la pire dans la longue histoire du pays, peut commencer. Elle porte un nom: Algérie française.

À SUIVRE: Algérie: trente ans de conquête (1841-1871), trente ans de massacres. 


Commentaires

  1. "On imagine l’effroi de ces gens là, leur dénouent aussi après les destructions."

    Il manque un mot ?

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  2. "l’atroce campagne d’Espagne, la pire qu’est programmée l’Empereur."
    La pire qu'AIT programmée l'Empereur non ?

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  3. Le FLN massacrait des enfant dans des poussettes et découpait des seins de femmes vivantes, massacrait des villages entier en accusant la France de l'avoir fait, et tuait des algériens et exposait leurs corps pour faire peur aux populations et les obliger à les rallier.
    Jean Michel Apathy est un idiot utile de la colonisation islamique, qui amène aux attentats puis à la guerre civile et à la soumission, comme partout où elle a eu lieu, que ce soit en Algérie, au Liban, ou bientôt en France.

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  4. Merci beaucoup J M APHATIE de sortir de l'oublié la vérité des faits atroces de la barbarie française en Algérie.

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