Les Pieds-noirs, prisonniers de l’histoire

Après la conquête d’Alger (1830), les dix ans d’hésitations françaises, puis la conquête meurtrière de l’Algérie (1840-1871), et enfin la mise en place d’une politique d’apartheid, voici un portrait psychologique de groupe, celui des « pieds-noirs », ces Européens prisonniers d’une terre où n’a finalement prospéré que le malheur.  





L’Algérie est conquise. Ses premiers habitants sont vaincus, parqués, surveillés, brimés. Il faut maintenant donner une teinte européenne à cette terre arabe. Commence alors l’aventure inédite pour la France d’une politique de peuplement. Elle sera menée comme le reste, au hasard des évènements, dans le désordre et la douleur, sans préparation ni anticipation.


La migration des civils vers l’Algérie commence à la fin des années 1840. Dans les premiers temps, les Français sont minoritaires. Les gros bataillons européens viennent d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Malte. Il faut attendre la décennie suivante pour que la tendance s’inverse. Un recensement de 1857 indique que 110.000 Français et 74.000 étrangers composent le premier socle de ce que nous appellerons plus tard les « pieds-noirs ». Certains viennent cultiver la terre, d’autres veulent faire du commerce, ou bien simplement trouver du travail. Ce n’est pas l’Eldorado qui les attire, c’est la misère qui les chasse.


Face à eux se trouvent trois millions de musulmans. Ceux ci regardent la migration européenne comme la poursuite de l’envahissement par d’autres moyens. Leur cadre de vie a été piétiné, saccagé, détruit. Les voici maintenant niés dans leur possession, déracinés, expulsés. Ils se rebellent parfois, frappent, tuent des colons. La répression en retour les mâte, atteignant sans distinction les coupables ou les innocents, au nom d’une « responsabilité collective » qui les met tous dans le même sac.


On l’a dit: deux cents mille Européens font face à trois millions d’Arabes. A eux seuls, ces chiffres disent la folie du projet de l’Algérie française. Comment gérer ce déséquilibre des populations autrement que par la force et la violence ? Un système se met donc en place, au profit de la minorité. Son efficacité est évidente. Sa perversité aussi. Jour après jour, les colons qui bafouent, briment et humilient s’éloignent des repères et des valeurs de la Nation qu’ils représentent et prétendent servir. La France est humaniste, l’Algérie française est inhumaine. C’est son drame. Ce sera son tombeau.  


Cette réalité est perçue très tôt par les dirigeants français. 


Napoléon III est l’un des premiers à s’en alarmer. L’homme pourtant n’est pas délicat. Il s’appelait encore Louis Napoléon quand il a été élu président de la République en décembre 1848. Le scrutin présidentiel s’est déroulé au suffrage universel masculin, le premier du genre, une audace pour l’époque. Son mandat de quatre ans n’est pas renouvelable. Mais lui veut rester au pouvoir. La solution? Un coup d’Etat, comme son tonton Bonaparte. Le 2 décembre 1851, Louis assassine la IIème République, et quelques Français au passage, puis se fait appeler Napoléon III. Le Second Empire est né. C’est une construction en carton pâte, ducs et duchesses de pacotille, des profiteurs de l’instant, les poches remplies d’argent public abondamment détourné. Parenthèse: par quelle aberration la ville de Paris donne-t-elle le nom de cet olibrius à l’une de ses places? Qu’honore-t-elle? La violence politique? La prévarication? Notre mémoire collective est un invraisemblable folklore. 


Donc, Napoléon III. Entre deux fêtes censées soigner sa neurasthénie et satisfaire une libido abondante, il s’intéresse aux affaires de l’Etat. Parmi celles ci, l’Algérie, qu’il découvre avec retard. Les histoires que lui racontent ses visiteurs et certains de ses conseillers l’effarent. Il découvre une cruauté française dont il pensait avoir le monopole. Il s’en étonne, et décide d’aller voir par lui même. 


Le 17 septembre 1860, le voici à Alger. Les autorités lui assurent que la concorde règne sur le territoire. Il n’en croit pas un mot, se promène un peu dans la capitale et ses environs pour se faire une idée personnelle. Soudain tout se brusque : la maladie d’un proche l’oblige à écourter un séjour qu’il avait prévu plus long. Il profite de son dernier soir sur place, le 19 septembre, 48 heures après son arrivée, pour prononcer un discours qui cingle les oreilles de ses auditeurs. La première phrase est un désaveu:


« Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur de trois millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination. »


Celle qui suit, une chimère:


« La mission de la France consiste à élever les Arabes à la dignité d’hommes libres. Notre colonie d’Afrique n’est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe. »


Les colons détestent l’Empire. En même temps, ils sont sûrs de leur force. Rien ne peut changer contre eux, sauf à voir le bateau algérien sombrer. D’ailleurs, les consignes que donne l’administration napoléonienne pour tenter de donner corps au fumeux concept de « royaume arabe » sont ignorées, ou appliquées à minima.


Napoléon III vient constater son impuissance lors d’un second voyage, exceptionnellement long celui là. Il débarque à Alger le 4 mai 1865 et rembarque seulement le 9 juin vers la métropole. Il sillonne les campagnes, visite les villes - Médéa, Blida, Oran, Mostaganem -. Partout, il a cette phrase:


« Traitez les Arabes comme vos compatriotes. »


Un vœux pieux. Il le sait. 


L’Empire s’écroule le 2 septembre 1870, à Sedan, vaincu par une Allemagne qui gagne la première de ses trois guerres contre la France. Quand elle est informée du désastre, Alger entre dans dix jours de fêtes et de liesse. Plus jamais dans son histoire elle ne connaîtra une joie aussi intense. Les musulmans regardent la scène avec étonnement. Ils connaissent mal la politique française, n’en perçoivent pas les incohérences. Ils notent surtout ce qui leur paraît essentiel: le pays qui les occupe est affaibli, déstabilisé par la défaite. Le moment n’est-il pas venu d’une grande révolte?  


La Kabylie se soulève au printemps 1871. Elle est un signal que beaucoup d’Arabes attendaient, comme l’indique une note militaire de l’époque:


« L’insurrection a fait en quelques jours des progrès effrayants. Elle a embrasé tout le pays comme une traînée de poudre. »


Certains redoutent que l’occupation ne trouve là son terme. Puis, patiemment, méthodiquement, cruellement, l’armée française reprend le terrain. A l’automne, tout est à nouveau sous contrôle. Le nombre précis de victimes chez les musulmans ne sera jamais connu. Des impôts accablent les survivants. La vie reprend, aussi injuste et incertaine qu’avant le grand soulèvement. 


Cette terre ne connaît pas de répit. Tout est problème dans le déséquilibre permanent  de la société algérienne. En 1881, la République décide de rendre l’enseignement gratuit et obligatoire. Il s’agit là d’une réforme immense, qui va bouleverser la vie de millions de petits Français. Son application, simple en métropole, est complexe en Algérie. Bien sûr, il faut scolariser les enfants de la communauté européenne. Ils le seront. Et les musulmans? Ils sont Français, eux aussi. Ils méritent d’être éduqués. Au nom de quoi ne le seraient-ils pas? Ils ne sont coupables de rien eux, ni de la piraterie, ni de l’esclavage des chrétiens. Leur seul tort, finalement, c’est d’exister.


Ni l’équité, ni la logique, ni l’humanité n’ont leur place dans l’Algérie française. Ceux qui occupent indûment l’espace suivent un chemin d’injustice qui leur garantit seul la survie sur ce territoire. Cette philosophie est résumée dans un cri du cœur que pousse un certain docteur Le Bon, lors d’un congrès colonial de 1889, exhumé des archives par l’historien Charles-Robert Ageron:


« Si l’instruction se généralisait dans notre colonie méditerranéenne, le cri unanime des indigènes serait: ‘L’Algérie aux arabes!’ ».


Le raisonnement est juste, sa conséquence ignoble. Dans les décennies qui suivent, la France scolarise seulement un dixième des enfants musulmans. Autrement dit, 90% des Arabes sont sciemment plongés dans la nuit de l’ignorance par la patrie des Droits de l’homme. Bien sûr, rien n’est dit publiquement. Ce qui manque, assurent les coloniaux, ce sont les moyens. L’Etat n’a pas suffisamment de ressources pour construire partout des écoles et former des maîtres. Le mensonge clôt le débat.


A ce moment du récit, il faut convoquer sur la scène un personnage considérable de la République: Jules Ferry. Président du conseil et ministre de l’instruction publique, il faut voter en 1881 les grandes lois sur l’éducation évoquées précédemment. C’est lui aussi qui assume, l’ouvre coloniale de la France, lors d’un discours prononcé à l’Assemblée nationale, à l’été 1885. 


Quelques mots sont nécessaires pour situer Jules Ferry dans l’histoire de son temps. Né à Saint Dié, dans les Vosges, en 1832, il a vingt ans lors du plébiscite qui instaure le Second Empire. Avocat, il s’engage dans la cause républicaine et défend ceux que les tribunaux du régime veulent réduire au silence. La notoriété que lui valent son courage et son talent le propulse au rang des dirigeants de la République qui s’installe après 1870. Député des Vosges, il accède à la présidence du Conseil en 1880, à 48 ans. Chargé en plus de l’Instruction publique, il fait voter les lois scolaires qui feront sa renommée. Plus tard il sera ministre des Affaires des étrangères, puis dans la dernière partie de sa vie, président du Sénat, une fonction qu’il occupe seulement trois semaines, un infarctus le terrassant en mars 1893, à 61 ans.


Au croisement de la mission éducative de la France et de sa grandeur à l’étranger, la question coloniale passionne Jules Ferry. Il s’exprime sur le sujet à la tribune de l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885. L’extrait qui suit résume la pensée dominante de l’époque: 


« Il y a un point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures.

Enfin, si la France veut rester un grand pays, qu’elle porte partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes et son génie. Rayonner sans agir, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. »


Cette notion de « race supérieure » suscite un débat parmi les députés, en 1885. Le mentionner permette de récuser le procès d’anachronisme que certains alimentent aujourd’hui. A la fin du XIXème, déjà, certains esprits pressentent le danger d’une telle réflexion. La première objection est philosophique: existe-t-il vraiment une hiérarchie entre les cultures et les hommes qui les portent? La seconde s’attache à la première: celui qui établit la « supériorité » d’une « race » ouvre la voie de l’arbitraire et de l’exploitation. Parmi les réponses formulées au discours de Jules Ferry, la plus célèbre demeure celle de Georges Clémenceau, 44 ans, député de Paris. Le voici, à son tour, à la tribune de l’Assemblée nationale, le 31 juillet 1885:


« Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs (…) 

Vous verrez combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Non, il n’y a pas de droits de nations dites supérieures contre les nations dites inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. »


L’analyse de Georges Clémenceau colle à la situation algérienne. Pourtant, il ne prononce pas ces mots en pensant à l’Algérie. Son raisonnement est plutôt tourné vers l’Asie, et notamment le Tonkin dont la France entreprend la conquête dans ces années là. Ceci prouve combien la fiction d’une Algérie française protège l’aventure de toute remise en cause.


Jules Ferry, cependant, possède un talent particulier. Il vit sans œillères. Au printemps 1887, déchargé de responsabilités gouvernementales, il se rend en Algérie, à titre privé. Ce voyage éveille sa sensibilité. Le sort fait aux Arabes l’étonne et l’alerte. Il mesure, sur le terrain, combien dans la réalité les « races supérieures » se soucient peu de civiliser les « races inférieures ». Il demande donc aux personnes qui le reçoivent de continuer à l’informer sur la vie quotidienne de l’Algérie. Un afflux de courrier provenant de cette région surprendra les fonctionnaires du Sénat, où Jules Ferry siège désormais.


Une crise singulière survient au début de 1891. Par l’intermédiaire de leurs parlementaires, les colons organisent une campagne afin d’obtenir une autonomie financière pour les trois départements d’Algérie. Le schéma est simple: l’Etat assure les missions régaliennes mais abandonne les recettes ordinaires aux acteurs qui, sur place, décident librement du développement de la colonie. On peut parler d’une décentralisation avant la lettre. Le travail de persuasion est suffisamment bien fait pour que la presse et de nombreux responsables politiques acquiescent au projet. La résistance, c’est une surprise, vient du Sénat. Un élu du Cher, Louis Pauliat, taille la proposition en pièces. Il connaît l’Algérie. C’est l’un des rares au parlement à avoir conscience du fonctionnement oppressif, inégalitaire, si peu français de la société algérienne. Il demande à ses collègues de voter contre l’autonomie financière avec, notamment, cet argument sans appel:


« Si nous votions cette réforme, cela reviendrait à placer les trois départements dans la main d’un Conseil supérieur qui serait spécialement créé, ce qui reviendrait à abandonner le gouvernement de trois millions d’indigènes à la discrétion des représentants des colons. »


Le projet est repoussé. C’est la colère à Alger. Sur place, le Gouverneur général Louis Tirman tente de calmer les colons. Il se déplace jusqu’au Sénat, en février 1891, pour plaider son dossier. Erreur. D’abord, Louis Pauliat l’assaisonne en présentant la réalité algérienne comme peu d’orateurs osent le faire à l’époque. Il évoque la « politique arabophobe » du Gouvernement général et prédit une issue malheureuse et violente à la colonie française si elle ne se réforme pas. Répétons la date: février 1891. Puis Jules Ferry prend le relais. Dans une intervention qui, elle aussi, fait forte impression, il condamne « la colonisation par la dépossession de l’Arabe » et regrette l’absence « d’une œuvre civilisatrice qui consiste à relever l’indigène, à lui tendre la main. » Il conclut son propos par une proposition fracassante: la création d’« une grande commission d’enquête à l’anglaise », c’est lui qui spécifie, pour éclairer la représentation nationale, et à travers elle les Français, sur la situation de ce territoire lointain. Accepté! Le coup était bien préparé. Défait, Louis Tirman démissionne de son poste et abandonne ses amis à leur sort.  


La commission, créé sur le champ, compte dix-huit sénateurs. Elle commence ses travaux par l’audition de divers responsables à Paris puis décide de se rendre sur le terrain. C’est ainsi que Jules Ferry, accompagné de six sénateurs, se retrouve à Alger au printemps 1892. Le voyage de la petite troupe sera long, du 19 avril au 24 juin 1892. Elle va partout: les villes, grandes ou petites, les villages, les campagnes, même lointaines. Les colons la boudent, ou l’invectivent, par presse interposée. La « Dépêche algérienne » évoque le « sentimentalisme puéril » des sénateurs. Quant à la « Vigie algérienne », elle est plus radicale:


« Il n’y a pas à répondre aux sénateurs, il n’y a pas de milieu. Il faut marcher dans le sens arabe, ou dans le sens français. »


En revanche, sur le terrain, Jules Ferry et les siens sont reçus comme des amis par les musulmans. Voici ce qu’écrit, après coup, le sénateur des Vosges:


« Les indigènes nous ont accueillis comme les envoyés de la Providence. Cette enquête était faite pour eux, nul ne l'ignore. Mais la chose était connue au fond des solitudes. La Commission a partout accueilli des groupes d'Arabes ou de Kabyles qui, fort au courant de notre itinéraire sortaient en quelque sorte de terre. »


Il précise:


« Cette confiance bruyamment manifestée avait quelque chose de touchant. Les indigènes sont très reconnaissants de ce que le Parlement veut faire pour eux : c'est la première fois qu'il leur vient de la métropole des témoignages aussi manifestes de sa justice et de sa bienveillance (…) Il règne une grande liberté de langage : c'est un peuple expéditif, un peu criard, mais la vérité s'échappe de toutes parts. »


Les plaintes principales des Arabes sont liées à leur situation économique. Ils survivent dans une pauvreté qui les plonge dans l’angoisse. Certains d’entre eux travaillent pour les colonisateurs, mais les maigres revenus qu’ils tirent de cette activité ne leur permet pas de sortir de leur condition misérable. La culture locale d’ailleurs a inventé une expression vulgaire pour évoquer cette situation:


« Faire suer le burnous ».


Peut-être la domination ne peut-elle éviter l’humiliation. Le jeu, en tout cas, est dangereux. C’est ce que pointe Jules Ferry dans son rapport. Il parle des colons, mais il emploie le singulier pour souligner l’unité de comportement de ceux qui assurent bâtir une Algérie française:


« Il a les vertus du travailleur et du patriote. Mais il n’a pas ce que l’on peut appeler la vertu du vainqueur, l’équité de l’esprit et du cœur et ce sentiment du droit des faibles qui n’est nullement incompatible avec la fermeté du commandement. Il est difficile de faire entendre au colon européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci. »


La faille repérée par Jules Ferry ne disparaîtra jamais. Les buts poursuivis par la France et ceux des Européens présents en Algérie ne coïncident pas, ou plus. La première recherche du prestige dans l’accroissement de son territoire. Elle veut démontrer son génie, c’est-à-dire sa capacité à bonifier une terre et à agréger des populations diverses autour de ses valeurs. Les seconds sont étrangers à ces préoccupations. L’Etat les a embarqué dans une aventure dont il n’a pesé aucune conséquence. Maintenant qu’ils sont sur la terre, qu’ils la cultivent et la font fructifier, ils veulent la garder. Ils savent que cette détermination les condamne à la force, et s’il le faut à la violence, à la ségrégation, à des formes agressives de vie commune avec les musulmans. Leur erreur est de penser que cette situation peut durer longtemps, éternellement. En attendant, puisque les chemins divergent, les psychologies divergent. La France est ce qu’elle est, c’est à dire française, tandis que les Français d’Algérie, au regard des principes et des valeurs, sont de moins en moins Français. L’histoire ici a noué des fils horribles. Et elle les a serrés fort. Il faudra beaucoup de morts avant de les dénouer, un jour de mars 1962, à Evian, une ville verte à la nature opulente, qu’une main délicate a posé au bord d’un lac. 


Cette brisure entre la France et ceux qui parlent pour elle en Algérie s’est souvent produite autour de la personne du Gouverneur général. Celui qui occupe cette fonction se trouve en charge du pouvoir civil et militaire. Il apparaît, sur le papier, comme l’homme fort du territoire. C’est d’ailleurs pour lui conférer une autorité maximale qu’il est nommé par la République en Conseil des ministres et qu’il s’installe dans l’imposant Palais d’été, sur les hauteurs d’Alger. 


Le premier accroc se produit en 1870. L’Empire vient de s’écrouler. Pour parer à l’urgence, le nouveau pouvoir à Paris nomme Jean-Louis Walsin-Estherazy au poste de gouverneur général. C’est un général. Il a 67 ans. Il a participé à la conquête de l’Algérie dans les années 1850, puis exercé un long commandement à Oran. Il connaît donc parfaitement le pays.


La psychologie des militaires a changé, c’est d’ailleurs un trait curieux de cette histoire complexe. Eux qui ont été si brutaux avec les musulmans tentent désormais de les protéger de l’avidité des colons. Du coup, les relations entre l’armée et les civils sont tendues. La nomination de Walsin-Estherazy est vécu par ces derniers comme une provocation. Des grèves et des manifestations approchent le territoire de l’insurrection. Après plusieurs jours d’agitation, le maire d’Alger télégraphie à Paris:


« Des comités de salut public se forment en dehors de nous pour faire élire un commissaire extraordinaire… »


Le pouvoir parisien, qui doit régler mille urgences, cède aux émeutiers. Le général aura tenu un mois dans son beau Palais. Il est prié de déguerpir. Le suivant sera pratiquement choisi par les colons eux mêmes. Ce bras de fer perdu par le gouvernement en appellera beaucoup d’autres. Au passage, il faut noter une curiosité. La formule de « comités de salut public » sera employée à l’identique un siècle plus tard, par les émeutiers du 13 mai 1958, qui donneront le branle à la mécanique du retour au pouvoir du général Charles de Gaulle. 


D’autres conflits se noueront autour d’autres gouverneurs. Les citer tous serait lassant. Il faut citer le cas particulier de Maurice Viollette, député socialiste, proche de Léon Blum, qui s’est intéressé à l’Algérie dans le cadre de son travail parlementaire. Il sait que sa nomination, en 1925, est mal vue par les colons. Alors, il prend les devants et livre cette déclaration, au premier jour de son arrivée à Alger: 


« Prenez garde, les indigènes d’Algérie, par votre faute sans doute, n’ont pas encore de patrie. Ils en cherchent une. Ils vous demandent la patrie française. Donnez-là leur vite ou, sans cela, ils en feront une autre. »


Enfin, un dernier exemple, aux conséquences dramatiques. A la fin janvier 1956, Guy Mollet, leader des socialistes de l’époque, devient président du Conseil. Il a mené la campagne des élections législatives sur le thème de la paix en Algérie, puisque la guerre a commencé dix-huit mois plus tôt, à l’automne 1954. Pour mettre en œuvre sa politique, il nomme à Alger le général Georges Catroux, un homme expérimenté qui a accompagné le Maroc vers son indépendance. 


Les colons sont hors d’eux. Ils vivent cette nomination comme une capitulation devant le FLN. Les désordres qui s’intensifient dans la province convainquent Guy Mollet de se rendre à Alger. Beaucoup dans son entourage cherchent à le dissuader. En vain. L’avion du gouvernement atterrit à l’aéroport de Maison-Blanche au début de l’après-midi du 6 février 1956. Les militaires qui accueillent le responsable politique l’informent du climat insurrectionnel qui règne dans la ville. S’y présenter est dangereux. Et qu’au moins, le président du Conseil entende ceci: il faut renoncer à déposer la gerbe prévue au monument aux morts, et filer directement dans les locaux du Gouvernement général, où sa sécurité peut être garantie.


Guy Mollet est courageux. Il a combattu pendant la guerre, fait de la résistance. Il est têtu aussi, inconscient du péril qui le menace. Il pense que l’autorité de sa fonction aura raison de la colère locale. Donc, il dépose la gerbe, comme il avait programmé de le faire. Vingt milles manifestants sont tenus à distance par les forces de police. Mais très vite, la foule grignote du terrain. Des projectiles en nombre considérable s’abattent sur le patron de la France. Ce sont des tomates. Elles lui explosent au visage. Les policiers qui font rempart sont débordés. Pour éviter le pire, son escorte rapprochée pousse Guy Mollet dans la voiture qui démarre en trombe pour trouver refuge dans le Palais d’été, distant de deux cents mètres. Guy Mollet aurait pu être lynché.


Livide, bouleversé, le président du Conseil téléphone à Paris: « Annoncez que je suspends là nomination de Catroux ». A la place, il choisit Robert Lacoste, un député socialiste qui, plongé dans le bain local, deviendra un « ultra » de l’Algérie française. Mais à côté de ce qui suit, ceci est une peccadille. Le président du Conseil est tellement chamboulé par ce qu’il a vécu qu’il prend une décision terrible. Plutôt que de chercher la paix comme il en a reçu le mandat du peuple français, il va intensifier la guerre. Ce sera son erreur devant l’histoire et son crime à l’égard de la Nation. Car la politique qu’il vient d’adopter suppose une augmentation significative du contingent des appelés, tenus d’aller se battre pour une chimère tragique. Des milliers d’enfants Français mourront pour une cause perdue à cause de Guy Mollet, des dizaines de milliers reviendront blessés, handicapés, meurtris, traumatisés.


Enfin, il est impossible de clôturer ce chapitre sur la psychologie coloniale et ceux qui l’ont incarné sans évoquer, une histoire particulière, une vie singulière, un malheur encore. 


Lisez ceci: 


« Les Français nés et installés en Algérie ont, dans leur grande majorité, perdu tout contact, même géographique, avec la France. Race à part, âpre au gain, désireuse de garder l’indigène sous sa coupe, laborieuse, sobre, peu intellectuelle. C’est elle qui fait la force, mais aussi la limite de l’Algérie française. Apte à conquérir le sol, elle reste foncièrement fermée à la conquête des âmes. Elle est l’obstacle le plus difficile à l’édification d’un monde franco-algérien fondé sur la justice et l’égalité. »


Ces lignes sont écrites en 1946, par un musulman converti au catholicisme. Il s’appelle Marcel Reggui. L’année précédente, en mai 1945, deux de ses frères, sa sœur, ont été assassinés à Guelma, sa ville de naissance, dans l’est algérien. L’armée et les colons ont procédé par représailles aveugles et massives, après le meurtre d’Européens dans cette région.


Dans un livre intitulé: « Les massacres de Guelma; enquête inédite sur les furies de la milice coloniale », Marcel Reggui expose sa douleur. Il affirme aussi sa conviction qu’une enquête sérieuse, objective, nourrie par l’humanisme dont la France se réclame, condamnera les assassins de sa famille.


Marcel Reggui est mort le 14 mars 1996, à Paris. Aucune condamnation n’a été prononcée pour les massacres de Guelma, demeurés impunis. L’homme qui aimait la France s’est éteint dans la tristesse de s’être trompé sur le pays qu’il s’était choisi.


Marcel est né Mahmoud, à Guelma donc, en 1907. Il est le troisième enfant d’une famille qui en compte six. Son frère aîné, Abdallah, combat à Verdun, en 1916. Il revient blessé, malade, titulaire désormais de tous les droits attachés à la nationalité française, en récompense de la défense d’une Nation que l’histoire lui a imposé comme la sienne. Abdallah accomplit alors une démarche émouvante: il se convertit au christianisme. Il se prénommera Paul.


Mahmoud fait partie des rares enfants musulmans à être scolarisé. C’est le souhait de son père, convaincu que l’école seule peut sauver ses enfants de la misère. Brillant élève dans le primaire, il ne peut accéder aux classes supérieures. Pas de place pour les indigènes. C’est donc en candidat libre, aidé par son institutrice, qu’il prépare et obtient le brevet élémentaire. Il n’en a pourtant pas fini avec le sectarisme des colons. Attiré par l’enseignement, il va à Tunis pour s’inscrire à l’école nationale des instituteurs (ENI). Celle d’Alger lui était inaccessible.


Au début des années trente, inspiré par l’exemple de son frère aîné, Mahmoud se convertit au catholicisme. Il abandonne son prénom, choisit de s’appeler Marcel. Il se rend à plusieurs reprises en métropole, découvre la littérature, les arts, et se persuade que la tolérance et les valeurs du pays qu’il définit désormais comme le sien triompheront des obstacles qui séparent les musulmans et les Européens en Algérie.


Les massacres de Guelma constituent l’échec de sa vie. Il tente, dans son livre, d’en cerner les causes: 


« Le Français qui vient de métropole se scandalise d’abord des inégalités choquantes que les mœurs ont ancrées dans les esprits européens. S’il n’a pas l’âme chevillée au corps et l’esprit solide, à son tour il cède peu à peu à l’ambiance. Lui aussi progressivement enfourche ces slogans sous lesquels se cache ou une inconscience criminelle ou un pessimisme inhumain: ‘il n’y a rien à faire avec les Arabes!’; ‘ils sont tous les mêmes: voleurs, menteurs et sales!’; ‘ils ne nous aiment pas’ » Et pour se couper de toute espérance de voir un jour le musulman évoluer au point de l’égaler, ce Français métropolitain conclut par cet adage où l’odieux le dispute à l’injuste: « Coupez la queue d’un raton, il restera toujours raton. »


Ce dernier mot, « raton », a produit l’affreux « ratonnade », définit ainsi par les dictionnaires:


« Expédition punitive ou brutalités exercées contre des Maghrébins; par extension, brutalités exercées contre un groupe social ».


Marcel Reggui tire de ce drame la leçon que l’histoire finalement écrira:


« Les événements de Guelma ont signé la mort de l’assimilation, dont nous sommes un dernier témoignage, et ont signifié à la colonisation qu’elle était déchue de toute autorité morale pour se maintenir, autrement que par la force. »


Lui même reste fidèle à la France. Dans les années cinquante, il enseigne le français, d’abord dans un collège d’Aire-sur-Adour, dans les Landes, à Orléans ensuite. Il peut à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, en 1996. Ses obsèques se déroulent à l’église de Saint-Jean-de-la-Ruelle, sa ville de résidence, dans l’agglomération orléanaise. Une rue porte son nom aujourd’hui dans la cité, ainsi que l’auditorium de la médiathèque d’Orléans.


L’espace public est un enjeu pour la mémoire. Le maréchal Bugeaud et le général Lamoricière possèdent leur statue, des avenues portent leurs noms, des écoles aussi. Ils représentent exactement l’inverse de ce que fut la vie de Marcel Reggui, qui aima la France et son humanisme. Il faut beaucoup d’hypocrisie à un pays pour honorer en même temps des trajectoires aussi parfaitement opposées.

 



A suivre: 1901, la révolte de Margueritte

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