Tout ce que nous avons envie d’oublier sur l’Algérie française
LES MYSTÈRES DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE
Introduction
La France a honte de ce qu’elle a fait en Algérie.
Ceci est ma conviction. Je ne l’exprime pas par volonté de provocation. C’est l’observation, le recueil d’informations, l’effort de savoir pour comprendre qui m’amènent à formuler ainsi ma pensée.
Il y a 60 ans, à Evian, le 18 mars 1962, un accord était signé entre les deux pays. Avec ce texte, le premier reconnaissait l’accession à l’indépendance du second. Le lendemain, 19 mars, un cessez le feu mettait un terme à huit ans d’affrontements entre les Algériens et les Français. La commémoration de ces évènements nous fournit l’occasion de redonner vie aux faits historiques.
Nous évoquons régulièrement en France ce que nous nommons « guerre d’Algérie »: 1er novembre1954- 19 mars 1962. Les récits abondent d’atrocités réciproques. Notre mémoire investit sans culpabilité cette période puisque le FLN algérien (Front de libération nationale) a utilisé les moyens du terrorisme durant son combat. Nous y avons répondu par le napalm et la torture, ce qui établit une équivalence dans l’inhumanité.
l’inhumanité.
Ce que nous oublions, parce que nous avons décidé de l’oublier, c’est ce qui s’est passé avant, et dont le point d’aboutissement, justement, fut cette guerre.
La France a conquis Alger le 5 juillet 1830. Dans les années qui ont suivi, elle a répandu sur ces terres la violence d’abord, la misère ensuite, le malheur toujours. Cela, nous l’ignorons encore aujourd’hui. Une forme d’amnésie volontaire et protectrice, qui nous évite de regarder ce qui a été fait, durant plus d’un siècle, au nom de la France.
Sans mémoire, l’histoire d’un pays est un mensonge. Celui ci nous embarrasse aujourd’hui. Il nous empêche de tourner la page pour nouer une relation apaisée et fraternelle avec les Français musulmans issus de cette histoire. Il faut donc retrouver la vérité des faits, c’est à dire l’action de la France en Algérie à partir de 1830, en répondant à quelques questions simples:
- Pourquoi Charles X a-t-il voulu conquérir Alger?
- Quand s’est formé le projet d’étendre l’emprise à toute l’Algérie?
- Pourquoi avons-nous transformé cette terre en départements français?
- Pourquoi l’Europe entière, au milieu des années 1840 a-t-elle dénoncé l’armée française comme une armée anormalement violente?
ˆ Savez-vous que le nom de certains de ces généraux à la conduite violente, qui s’apparente aux crimes de guerre, figure aujourd’hui, en 2022, au fronton de nos écoles républicaines?
- Pourquoi la famine a-t-elle sévi en Algérie durant près de cinquante ans?
- Pourquoi l’analphabétisme a-t-il été une constante en Algérie durant l’occupation française?
- Comment la France a-t-elle enrôlée de force des musulmans durant la première guerre mondiale, pour les envoyer mourir à Verdun afin de défendre une patrie qui n’était pas la leur?
- Savez-vous que le jour où nous avons célébré la victoire sur le nazisme, le 8 mai 1945, des milliers d’Algériens sont tombés sous les balles françaises?
- Connaissez-vous ce cas unique dans l’histoire de la République d’élections truquées par l’Etat, ses agents et ceux qui le représentent?
- Connaissez-vous le lieu où furent regroupés des musulmans par milliers avant de succomber sous le coup des mitraillettes françaises?
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, il est temps d’affronter cette histoire, parce qu’il est temps de faire la paix avec nous mêmes.
Ce récit, il faut le préciser, n’exonère en rien les dirigeants de l’Algérie après l’indépendance. Ceux là ont pillé leur pays, détourné des sommes colossales issues du commerce des matières premières, spolié leurs concitoyens, confisqué la démocratie, construit une société injuste et insupportable à beaucoup comme l’ont montré de nombreux et puissants mouvements de contestation.
Les dirigeants de l’Algérie post-coloniale fondent leur légitimité sur la mémoire douloureuse qu’ont conservé les Algériens de l’attitude des Français qui les ont colonisé. Cette attitude est malhonnête. Elle ne trompe personne. La responsabilité de la France s’arrête en 1962. Ce qui a suivi appartient aux Algériens et à eux seuls.
1830: Le début d’une histoire sombre
Tous les instituteurs de la République ont raconté cette histoire à leurs élèves.
Un jour d’avril 1827, le dey d’Alger fouette la joue du consul de France d’un coup d’éventail. Un affront public! Le dey, c’est le patron à Alger. Son titre est issu de la culture ottomane puisque la ville, à l’époque, est une possession turque. La raison de sa colère? Vingt ans auparavant, des livraisons de blé ont été faites à l’armée de Napoléon par des marchands algérois. La France ne les a jamais payé. Il y en a pour des millions. De quoi s’énerver. Mais en s’en prenant au consul, le dey s’en prend à la France. Et c’est ainsi qu’un coup d’éventail devient une affaire d’Etat.
Flétri comme s’il avait été lui même frappé, le roi Charles X refuse de laisser passer l’offense. Après plusieurs mois de menaces et l’instauration d’un blocus maritime qui affaiblit la ville, il ordonne à l’armée française de traverser la Méditerranée pour s’en saisir. Au terme de violents combats, les militaires entrent dans la cité le 5 juillet 1830. Depuis ce jour, le drapeau français flotte sur le Palais du dey. Il y restera 132 ans.
L’histoire est devenue légende. Son récit fonde l’aventure française en Algérie telle que nous nous la racontons depuis des générations. Tout n’est pas faux dans cette narration, bien sûr, et pourtant presque rien n’est vrai. Le blé n’a pas été payé, c’est un fait, et oui, un éventail a giflé la France. Mais ce ne sont pas ces futilités qui ont déclenché l’invasion d’Alger. Les raisons de cet évènement majeur sont à la fois plus sérieuses et plus désolantes. Pour les saisir, il faut évoquer le débat français de l’époque.
1815 est une triste année.
L’Empire s’est définitivement écroulé. Waterloo est davantage qu’une défaite, un remords. Faute de mieux, faute d’autre chose, les rois sont de retour, les mêmes qu’avant, ces Bourbons qui gèrent le pays depuis Henri IV. Louis Stanislas Xavier, comte de Provence, devient Louis XVIII. On appelle cela la Restauration. Ça ne réjouit personne.
Louis Stanislas a soixante ans. Il est fatigué, gros, veuf. Il a quitté la France sitôt les premiers frimas de la Révolution. Il a souffert à la décapitation de son frère, Louis Auguste, dit Louis XVI, le 21 janvier 1793. Mais la finesse de son esprit écarte toute idée de vengeance. Il sait que la France qu’il va diriger est nostalgique de l’Empire et gagnée par l’esprit libéral. Si elle n’a pas encore l’audace de la République, elle n’en est pas loin. C’est donc par défaut qu’elle lui est confiée en ce mois de juillet 1815.
Sitôt sur le trône, Louis XVIII « octroie » une Charte constitutionnelle au peuple français. Le verbe parait dédaigneux, le geste est bienvenu. Ce texte organise une limitation du pouvoir royal. Il institue un véritable parlement, Chambre des Pairs d’un côté, Chambre des députés de l’autre. Ces derniers sont élus au suffrage censitaire, c’est-à-dire par les 100.000 Français de plus de trente ans ayant acquitté au moins 300 francs d’impôts directs.
Dans la pratique, Louis XVIII se montre respectueux des parlementaires. Alors que rien ne l’y oblige, il nomme des ministres qui leur conviennent. Il laisse aussi s’installer l’usage d’ « Adresses au roi », qui peuvent prendre des allures de motions de censure, et incite ses ministres à répondre aux questions posés par les députés. Tout ceci représente une véritable avancée démocratique, en accord avec un esprit du temps qui refuse tout retour à une monarchie absolue. La Charte consacre en outre quelques libertés fondamentales, celle d’informer par exemple, ce qui ne facilite pas l’action gouvernementale. Enfin, pour marquer sa volonté conciliatrice, Louis-Stanislas renonce à la cérémonie du Sacre à Reims et devient Louis XVIII après une simple prestation de serment prononcée à Paris, ville turbulente et finalement peu royaliste.
Louis XVIII a un frère, Charles-Philippe, comte d’Artois, de deux ans son cadet. Son caractère est plus vif, sa haine des Français qui ont fait la Révolution plus grande. Dès 1789, il pousse son aîné, Louis XVI, à la confrontation avec les voyous qui contestent son pouvoir. Alarmé par la chute de La Bastille, il quitte Versailles dès le 16 juillet 1789, figurant ainsi dans le tout premier convoi d’émigrés, ces Français qui combattront leur pays aux côtés des étrangers. Il parcourt l’Europe, de Turin à Saint-Pétersbourg, mais passe la plus grande partie de son exil à Londres. Il revient en France à la chute de l’Empire. Le voici de fort méchante humeur, plus royaliste que le Roi: lui n’aurait pas octroyé une « Charte », et surtout pas « constitutionnelle »; un Parlement? Quelle horreur!; quant à la liberté de la presse, il n’en voit ni l’utilité pour les Français, ni l’intérêt pour le pays.
Les Bourbons ont donc deux visages, celui de la conciliation et celui de l’intransigeance. Le premier régnant, Louis XVIII, apporte au royaume la paix dont il a besoin. Hélas, le temps joue contre lui. Son corps est usé, sa santé mauvaise. Il souffre dans ces années tragiques de la goutte et du diabète. Bientôt, il ne peut plus marcher. On lui fabrique une chaise roulante. Puis, sous l’effet d’une dégénérescence générale, ses chairs partent en lambeaux. La gangrène s’installe sur ses jambes. L’odeur qui se dégage de Sa Majesté devient pestilentielle. Ses ministres et ses conseillers ne peuvent plus l’approcher. Tous se souviennent de son grand père, Louis XV, plongé lui aussi dans la puanteur à la fin de sa vie par la petite vérole. Louis XVIII meurt le 16 septembre 1824. La place est libre pour son petit frère, Charles-Philippe, 67 ans.
Charles X sera son nom de règne. Il se rêve grand roi, ou plutôt il se rêve comme celui qui rétablira la grandeur des rois en France. Dix ans durant, protégé par l’ombre de son frère, il a mûri son projet de débarrasser le pays de ce début de démocratie qu’il juge néfaste. Il ne veut plus de parlement, de liberté d’expression de liberté de la presse. Il veut de l’ordre, de la hiérarchie, de la souveraineté. Cependant, il n’est pas tout à fait sot. Il imagine les résistances. Il prévoit des étapes.
Pour marquer les esprits, Charles-Philippe souhaite devenir Charles X à la suite d’une cérémonie du sacre à Reims, comme au bon vieux temps. La France n’a plus connu cela depuis 1775, date du couronnement de Louis XVI. C’est un retour vers le passé que vit le pays, le 29 mai 1825. Si la pompe est allégée, les vieilleries de la monarchie sont ressorties des placards: l’onction, le couronnement, le sceptre. Charles X est heureux. La presse libérale se moque, voire se gausse.
Le roi est plus prudent avec son parlement. Dans un premier temps, il respecte les usages installés par son frère. Même si le harcèlement des questions et des remontrances l’irrite, il supporte. Mieux: il maintient en fonction le comte de Villèle qui occupe depuis 1821 les fonctions de président du conseil. Et quand surviennent les élections législatives de novembre 1827, favorables aux Libéraux, il le remplace par le vicomte de Martignac, un gentil garçon aimé de tous. En vrai, sa patience est feinte. Le gros chat attend son heure. Elle approche.
C’est ici que se croisent les jeux politiques de la France, le destin d’Alger et de ses habitants, plus tard celui de l’Algérie. Les uns et les autres n’ont à priori rien à voir. Mais c’est ainsi que s’écrivent les grandes tragédies de l’Histoire, dans un mélange de désordres et d’opportunisme qui font frémir.
La crise se noue à l’été 1829.
Vous vous souvenez de l’éventail qui a giflé la France. C’était en avril 1827. Depuis, Charles X a le patriotisme douloureux. Faute de pouvoir obtenir des excuses, voire des compensations financières, le roi a décrété un blocus maritime contre la ville. Voilà plus de deux ans qu’une vingtaine de bateaux français filtrent les entrées et les sorties du port. L’opération coûte une fortune à l’Etat mais elle commence à porter ses fruits. Alger est affaiblie, son commerce périclite, ceux qui le peuvent, les plus riches, quittent la ville.
Sentant la partie adversaire faible, le gouvernement tente une dernière ambassade en juillet 1829. Le comte de La Bretonnière, commandant de la flotte, reçoit mandat pour négocier un accord qui mettrait fin au conflit. C’est que côté français, outre le montant du blocus, les commerçants marseillais et lyonnais, en affaires depuis longtemps avec la place d’Alger, commencent à rouspéter. Pour tout le monde, mieux vaut sortir de la crise qu’y patauger.
Le dey reçoit la Bretonnière. Le dialogue ne donne rien. Après plusieurs entrevues, l’émissaire repart, les mains vides. Nous sommes le 3 aout, au matin. L’émissaire monte sur la chaloupe qui est à quai et regagne son bateau, La Provence, entrée dans la rade le temps de la négociation. Pour que personne ne se méprenne, La Provence a hissé le drapeau blanc sur son mât le plus haut. Selon le code maritime, connu de tous, cela garantit sa sécurité. Ce jour là, rien ne se passe normalement. Le navire va atteindre le début de la haute mer quand une canonnade éclate depuis les remparts. Les Algérois tirent sur les Français. Le chiffre avancé est de cinquante à quatre-vingts boulets. Peu importe. Le geste emporte tout. C’est une déclaration de guerre.
Charles X saisit l’occasion pour lier la querelle d’Alger et le coup de force qu’il projette en France. Le mélange peut surprendre. Il est le fruit du calcul et de la perversité.
L’incident a lieu le 3 août; le 8 août, le gouvernement est remanié. Aux oubliettes Martignac, place à une équipe de combat. Attardons-nous sur sa composition.
Jules de Polignac devient président du conseil. Il a tout juste cinquante ans, le visage long des aristocraties vieillies, le verbe choisi de ceux qui savent séduire les femmes. Sinon, la bigoterie le ronge. Il préfère Dieu à son pays, déteste la chienlit qui gangrène la France, mêle volontiers esprit esprit de résistance et attitude bornée. A sa décharge, sa vie n’a pas été facile.
Polignac a seulement neuf ans quand ses parents quittent Versailles, en 1789. Il s’est construit au gré des changements et des désordres. Sur le fond des choses, il est en parfait accord avec le roi. D’ailleurs, les mauvaises langues assurent qu’il est son batard, issu des amours clandestines entretenues par la princesse de Polignac avec le jeune comte d’Artois. Entre étonnement et scandale, son arrivée aux affaires en fait frémir plus d’un.
Avec Polignac, Charles X sollicite deux énergumènes pour son gouvernement : La Bourdonnaye et Bourmont. Le premier est comte, connu plutôt pour sa méchanceté que pour sa fantaisie. En 1815, il a fait des déclarations qui depuis lui collent aux basques. Il proposait alors de passer à la broche ceux qui avaient soutenu Napoléon au retour de ses Cent jours. Ça faisait du monde. Dans la coulisse du pouvoir depuis la Restauration, il susurrait des horreurs à l’oreille des monarques. Charles X le tire de l’ombre pour l’exposer à la lumière. C’est déjà de l’audace. Dans la nouvelle équipe, il lui confie l’intérieur, c’est-à-dire la police. C’est de la provocation.
Avec Bourmont, c’est presque pire. Celui ci a cinquante-cinq ans, un grade de général acquis après d’innombrables batailles. Son CV est chargé, et tâché. C’est un émigré de 1790. En 1792, il combat contre la France avec les Prussiens. En 1794, il est du côté des Chouans contre la Révolution. Ça fait beaucoup. Il y a plus. Au terme de plusieurs virages, il se retrouve nanti de la confiance de Napoléon lors des Cent jours, en 1815. Il est l’un des généraux sur lesquels compte l’Empereur. Tout à trac, trois jours avant la bataille décisive de Waterloo, Bourmont trahit, il passe à l’ennemi. Les Prussiens, de vieux amis, l’accueillent. Leur chef en revanche, Blücher, fait connaître son écœurement et adresse à peine la parole à ce Français déserteur. Une fois revenus au pouvoir, les Bourbons le cajolent. C’est une consolation pour lui car pour les Français, il est un renégat. Et le voir tout à coup au gouvernement, ministre de la guerre, suscite un choc dans l’opinion publique.
« Malheureuse France ! Malheureux roi ! », lit-on dans Le Journal des débats d’aôut 1829, « la cour vit avec ses vieilles rancunes, l’émigration avec ses préjugés, le sacerdoce avec sa haine de la liberté »
Ces critiques n’émeuvent pas Charles X. Que les Libéraux et leurs représentants au Parlement soient en colère l’encourageraient plutôt. Pour l’heure, son attention est ailleurs, dans la conquête d’Alger qu’il commence à préparer activement. Son ministre de la Marine, le baron d’Haussez, est chargé de mettre les arsenaux français sous tension pour réunir une flotte digne du grand débarquement qu’il envisage de l’autre côté de la Méditerranée. Et ce projet là, il le sait, est populaire en France.
Avant de poursuivre ce récit, apportons une précision. On parle ici d’Alger, la ville, et pas de l’Algérie, le pays. En 1830, celui ci n’existe pas encore. Il n’y a pas d’Etat constitué, de conscience collective entre les habitants des différentes régions comme l’Oranais, le Constantinois, la Mitidja. S’il existe des liens de suzeraineté entre les différents chefs de village, ils sont faibles, détendus, à l’image d’une fiscalité embryonnaire, qui profite à Alger mais qui ne structure rien. Ce sont les Français, au fil de leur occupation, qui vont donner corps à l’Algérie et réunir ensemble des éléments qui avaient vocation à l’être, mais ne l’étaient pas encore. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette histoire tortueuse et douloureuse. Nous retrouverons cela dans le chapitre suivant.
Retour à Alger, la ville. Elle est unanimement détestée en Europe. Possession ottomane depuis le XVIème siècle, la cité s’est spécialisée dans le piratage en Méditerranée. Ses bateaux, rapides et flamboyants, servis par des équipages brutaux et efficaces, font la « course » aux pavillons étrangers. La France, l’Espagne et l’Angleterre ont perdu plus d’un galion dans les eaux bleus. De plus, les prisonniers, quand il y en a, sont transformés en esclaves, vendus sur les marchés d’Afrique à des gens fortunés. On parle alors, « d’esclaves chrétiens », la dimension religieuse rajoutant une couche à l’indignation occidentale.
Ceci décrit le passé d’Alger. Son présent est différend. La « course » est devenu marginale, et les esclaves chrétiens ont pratiquement disparu. Depuis plusieurs années déjà, le dey recherche une respectabilité auprès des grandes nations et tente de construire sa richesse sur le commerce plutôt que sur le vol. La France l’encourage d’ailleurs. Pour preuve: Napoléon qui lui a acheté du blé et le port de Marseille qui développe les échanges avec les Algérois. Mais dans l’imaginaire collectif, la cité continue de représenter une partie de l’enfer. Préparer son invasion, c’est participer à l’avènement du paradis. Charles X n’est pas le dernier à tirer sur la ficelle.
Les cours européennes regardent l’opération avec sympathie. Alger n’a pas d’amis, pas de soutiens. Théoriquement, la cité appartient à l’empire ottoman, cette Sublime Porte que l’Occident a souvent regardé avec fascination. Mais les liens se sont distendus depuis longtemps avec la métropole, de telle sorte que Constantinople observe l’activité française sans imaginer la contrarier. Parmi les pays voisins de la France, seule l’Angleterre pourrait tiquer. N’y a-t-il pas un péril à laisser le grand rival s’établir dans un port de la Méditerranée? Sur ce terrain, l’ambassadeur français à Londres travaille habilement: la conquête faite, assure-t-il, l’occupation sera temporaire. Une fois la place nettoyée et un gouvernement fantoche installé, Alger sera rendue à son destin. Les Anglais le croient, parce que c’est l’attitude la plus sage, la plus rationnelle. C’est qu’ils croient connaître les Français.
Pendant que tout se met en place, tout paraît dormir. Le réveil est sonné par le roi, le 2 mars 1830. La scène se déroule aux Tuileries, résidence du Souverain. Il s’agit de la réception des Pairs et des députés pour l’ouverture de la session parlementaire. Le rendez-vous est ordinaire, le discours frémissant. La guerre contre Alger est déclarée:
« Au milieu des graves événements dans l’Europe était occupée, j’ai dû suspendre le fait de mon juste ressentiment contre une puissance barbaresque. Mais je ne plus laisser plus longtemps impunie l’insulte faite à mon pavillon. La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur de la France, tournera avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la Chrétienté. »
Le petit monde de la politique applaudit, toutes tendances confondues. Il est temps de sortir de l’échec de Waterloo. Le patriotisme est une valeur commune. Le consensus ne dure que le temps d’un soupir. Au chapitre suivant, c’est aux députés que le roi Charles X déclare la guerre:
« Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux prévoir ici, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter dans la résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour le roi. »
Le propos peut paraître obscur. La presse de l’époque le décrypte. C’est bien un coup contre les libertés qui se prépare, comme le relève le journal « Les Débats », daté du 7 mars 1829:
« Il y a l’espoir insensé de faire d’une victoire contre Alger une victoire contre nos libertés et de transformer la gloire qu’on suppose acquérir en moyen de corruption et de violences. »
Voici comment, de fil en aiguille, se trouvent liés le destin de l’Algérie et celui des libertés publiques en France.
Pour l’immédiat, le baron d’Haussez se consacre à la phase opérationnelle de l’invasion. Après avoir fait construire ou réquisitionner des bateaux un peu partout dans l’hexagone, il opère une concentration de l’armada dans le port de Toulon. Entre les mois de mars et d’avril, ce sont une centaine de vaisseaux de ligne et plus de 500 embarcations de toute nature - frégates corvettes, bricks, goélettes, barquasses, tout ce qui peut flotter - qui convergent vers la rade varoise. Il s’agit d’embarquer trente-sept mille hommes, cinq milles chevaux, les fusils, les canons, les tentes et l’intendance jugés nécessaires pour la conquête. Par son ampleur, cette concentration maritime est inédite. En l’évoquant, on pense à juin 1944. Les officiers de 1830 d’ailleurs frémissent. Comment faire débarquer une telle multitude sous le feu de l’ennemi? Il y a, à cette heure, plus d’angoisse que de réponses.
Le port de Toulon connaît une ébullition à la mesure du projet. Le chantier est ouvert le jour et la nuit, sans repos. L’argent puisé dans les caisses de l’Etat pleut sur le port. Les contrats de fournitures sont conclus dans l’urgence, ce qui entraîne des détournements demeurés impunis. Attirée par l’agitation, la pègre européenne fond sur la ville où, assurent les mémorialistes du temps, les prostituées paraissent plus nombreuses que les militaires.
Pendant ce temps, à Paris, les pistolets sont sur la table. Les députés, s’ils soutiennent l’expédition d’Alger, redoutent le coup de bâton royal. Ils prennent date, à tout hasard, en votant une motion de défiance contre le gouvernement. Le texte est passé à la postérité sous l’appellation de « L’Adresse des 221 », du nombre de députés libéraux signataires:
« Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos (…) La Charte que nous devons à votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme résolution de consolider le bienfait, consacre, comme un droit, l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention (…) est positive dans son résultat, car elle fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'administration ; votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui ; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés. »
Même emberlificotée, l’Adresse décrit bien le climat ambiant, tissé de ressentiment et de méfiance. Le roi réceptionne le colis. Il mûrit sa réponse.
Retour à Toulon. Les beaux jours de mai irradient le port. Les curieux se pressent par milliers pour regarder le spectacle. Sur l’ensemble de la rade, à perte de vue, recouvrant la mer, des bateaux, des bateaux et encore des bateaux. Le baron d’Haussez a regroupé 110 vaisseaux militaires et près de 550 bateaux de transports. Résumons la mission assignée à cette flotte gigantesque et désordonnée: traverser la Méditerranée, souvent colérique à cette période de l’année, accoster sur le rivage algérois, débarquer la troupe innombrable et conquérir une citadelle qui en a vu d’autres. De la folie, oui, de la folie.
Ajoutant aux difficultés, Charles X a constitué une direction bicéphale pour ce capharnaüm. L’amiral Guy-Victor Duperré, 55 ans, commande la flotte. C’est un marin courageux et respecté, taciturne, prudent, attentif au bien-être des hommes et aux deniers de l’Etat. La direction militaire est confié à Louis-Auguste de Ghaisne, 57 ans, comte de Bourmont. On l’a vu, sa trahison de Napoléon à la veille de Waterloo lui vaut une réputation exécrable. C’est un hâbleur et un bavard, épris de lui même, négligeant avec les autres, aristocrate dans l’âme, indifférent à l’antipathie qu’il suscite. Apparier Duperré et Bourmont, c’est installer le désordre. Au point où en est cette histoire, ce n’est pas très important.
L’embarquement commence le 11 mai 1830. Le spectacle est grandiose. Il y a une telle foule ici que le dey, là bas, ne peut ignorer que la France veut lui faire la peau. Tout le monde est sur les bateaux le 18 mai. Bourmont exige un appareillage immédiat. Le nez au vent de la météo, Duperré refuse. Leur désaccord est public, leurs engueulades aussi.
A Paris le lendemain, 19 mai, coup de théâtre. Le roi passe à l’action. Les députés sont mécontents? Il dissout la Chambre. Aux urnes, patriotes ! Les 100.000 électeurs du registre sont convoqués pour de nouvelles élections. Elles sont programmées pour les 23 juin et 19 juillet 1830. Charles X table sur l’effet patriotique pour vaincre. Il pense que les électeurs salueront sa bravoure et lui octroieront une majorité confortable dans la nouvelle Chambre. Sur le papier, le raisonnement se tient.
Retour à Toulon. A force d’empoignades, Duperré et Bourmont tombent d’accord. L’immense flotte de bric et de broc quittera le port le 25 mai. La mer demeure menaçante mais la concentration des hommes et des chevaux sur les bateaux oblige au mouvement. Le départ est spectaculaire, angoissant. Parmi ceux qui restent à quai, nombreux sont ceux qui parient sur le désastre que sur le succès.
La traversée est difficile. La houle impose sa loi. Le dernier jour de mai, à la fureur de Bourmont, Duperré cingle vers Palma, aux Baléares. L’Espagne accepte d’offrir le refuge offre un refuge à l’expédition. Nouveau départ le 9 juin. Le bon, cette fois. Le 14 juin 1830, vers deux heures du matin, l’armada française accoste sur la plage de Sidi-Ferruch, à vingt-cinq kilomètres à l’ouest d’Alger. Le débarquement des troupes commence aussitôt.
C’est curieux, mais le dey est surpris. Il attendait une attaque frontale, par la mer. La ville a subi beaucoup de bombardements dans son histoire. Elle est équipée pour y répondre. Mais l’arrivée de l’ennemi par la terre, cela non, il n’y a pas pensé. Il l’a jugé impossible, notamment en raison de la difficulté que représente le transfert de la mer à la terre de milliers d’hommes et de tonnes de matériel. Il s’est trompé. Il doit réparer.
Le dey charge son gendre, Ibrahim, de mener les opérations de défense. La chance française, c’est qu’elle n’a pas l’exclusivité du désordre. Ibrahim met quelques jours à assembler des troupes dignes de ce nom. Il attend notamment des renforts d’Oran et de Constantine. Les Français en profitent. Disciplinés, ordonnés, ingénieux, ils sont globalement prêts quand commencent les premiers combats, le 19 juin 1830.
Si les débuts sont incertains, les envahisseurs finissent pas grignoter du terrain. Il leur faut quinze jours d’un combat harassant et meurtrier pour parcourir la vingtaine de kilomètres qui les séparent d’Alger. Les voici aux portes de la cité. Le Fort l’Empereur qui en verrouille l’entrée tombe le 4 juillet 1830. Le lendemain, 5 juillet, la France prend possession de la ville. Le dey reçoit Bourmont dans son Palais. Il obtient la vie sauve contre la promesse d’un exil.
Pendant ce temps, les militaires mettent la main sur son trésor, une fortune. Une partie de celle ci va s’évaporer. Dans quelles poches? Des enquêtes diligentées plus tard ne le détermineront jamais. Une autre partie arrive à Paris au bout de plusieurs semaines. Elle paie largement les frais engagés pour l’expédition. Quant au surplus, là aussi une évaporation se produit. Au profit de qui? On cherche encore.
Évidemment, ceci est véniel au regard de ce que subissent désormais les populations musulmanes. Les militaires qui investissent la ville s’installent où ils le peuvent. Pour bien comprendre la situation, il faut mentionner deux chiffres. La population d’Alger est estimée en 1830 à trente mille personnes. L’armée française, on l’a déjà dit, compte trente-six mille soldats. Autrement dit, l’arrivée de ces derniers prend des allures de rouleau compresseur, au détriment bien sûr des habitants. Tous les équilibres et les repères de la vie quotidienne sont bousculés, bouleversés, effacés. Aucune chronique précise des désordres et des violences de cette occupation ne nous est parvenu. Seulement des bribes.
Le capitaine Edmond Pelissier de Raynaud a publié de précieuses « Annales algériennes » sur cette période. Sans entrer dans les détails, il écrit ceci à propos de l’entrée de l’armée française dans la ville:
« Jamais peut-être une occupation ne s’est faite avec autant de désordre administratif que celle d’Alger, même dans les siècles les plus barbares. »
Et pour être compris, il précise:
« Les hordes du Nord qui s'arrachèrent les débris de l'empire romain, se conduisirent avec plus de sagesse et de raison. Les Francs dans les Gaules, les Goths en Espagne et en Italie, curent le bon esprit de conserver ce qui existait tant dans leur intérêt que dans celui des nations soumises. Lorsque les Arabes remplacèrent ces derniers en Espagne, i!s ne se hâtèrent pas non plus de tout détruire. Il nous était réserve de donner l'exemple d'une telle extravagance. »
Un autre indice laisse penser que la violence s’est déchaînée. Il émane d’une correspondance privée du général Nicolas de Loverdo, un militaire de carrière. On peut imaginer son cœur bronzé puisqu’il a écumé l’Europe avec les armées napoléoniennes. Il écrit ceci à sa femme:
« Je n’ai rien vu de plus hideux de ma vie. » Sa réserve et ses critiques indisposent ses collègues. Il est rappelé dès septembre à Paris.
Un élément est certain. Les nécessités opérationnelles conduisent les militaires à réquisitionner les mosquées et les bâtiments religieux de l’islam pour en faire des casernements ou des entrepôts de matériel. Ceci choque la conscience des Algérois. Ces gestes de mépris de la réalité et des croyances locales créent un ébranlement psychologique entre occupants et occupés, annonciateur de l’impossible entente entre eux. Cette fracture initiale s’élargira tout au long des cent trente ans de l’histoire franco-algérienne.
Malgré les désordres, une accalmie s’installe à Alger. Ce n’est pas le cas à Paris
La victoire algéroise, survenue le 5 juillet 1830, est connue le 9 dans la capitale. Charles X escomptait une liesse populaire. C’est un flop. Un TeDeum est célébré le lendemain dans la cathédrale Notre-Dame. Voici quelques notes d’ambiance rapportées dans ses Mémoires par le baron d’Haussez, ministre de la Marine, architecte de l’effort naval victorieux:
« Quels cris, évidemment achetés, partis de quelques groupes isolés, au milieu d’une population impassible, firent seuls les frais de la voie publique. Dans une telle occasion, le silence du peuple était significatif. »
Première contrariété pour le souverain qui en éprouve une autre, plus grave, le 19 juillet. Le résultat du second tour des élections législatives est catastrophique. Les Libéraux gagnent une cinquantaine de sièges par rapport à la Chambre sortante. Avec 274 élus, ils se trouvent nettement majoritaires. La gloire militaire ne sert donc à rien. Alger, ou pas Alger, c’est pareil.
Que faire? Le plus sage serait de reculer, de considérer la situation d’un œil nouveau, en admettant l’échec, tout simplement. Les Français n’aiment pas leur roi, ils n’aiment pas sa monarchie. Mais Charles X possède l’entêtement des sots. Alors que tout son plan est par terre, il en actionne la dernière étape.
Le matin du 25 juillet, un dimanche, dans son château de Saint-Cloud baigné par la lumière de l’été, il signe six ordonnances bourrées de dynamite. La première suspend la liberté de la presse. La seconde dissout la Chalbre fraîchement élu. La troisième réduit le collège électoral aux éléments les plus réactionnaires. La quatrième convoque de nouvelles élections; il pense qu’il finira par les gagner. Les deux autres consistent dans la nomination d’amis d’amis à des pistes stratégiques de l’Etat. On peut parler de pronunciamiento, ou de coup de force, ou bien encore de décision désespérée d’aller se fracasser contre le mur.
Les ordonnances sont publiés dans Le Moniteur, journal officiel de la monarchie, le 26 juillet. Une colère souterraine chemine toute la journée. Suivent trois jours de barricades dans les rues de Paris - 27, 28 et 29 juillet, « Les trois glorieuses » - qui chassent définitivement les Bourbons du pouvoir. Avant de ployer, Charles X tente l’impossible. Il signe l’acte de son abdication le 5 août, ajoutant qu’il s’est trouvé un successeur, son petit-fils, le duc de Bordeaux. On lui ri au nez. Lui et sa famille partent pour Londres. On ne les reverra plus. Le souverain déchu meurt à Görtz, en Slovénie, en 1836, pays où reposent ses cendres. Il demeure ainsi l’unique roi de France à ne pas être enterré à Saint Denis. Un comité de nostalgiques milite encore aujourd’hui pour une inhumation posthume dans la nécropole des rois.
L’épilogue de ce moment historique français est à la fois tragique et consternant. L’homme qui a initié la prise d’Alger disparaît piteusement de la scène. La France demeure maîtresse de cette cité dont elle ne sait quoi faire. La possession ne correspond à aucun projet politique, ne présente aucun intérêt stratégique, ne possède aucune utilité économie ou sociale. Le sort de toute une population est comme joué aux dés. Et surtout, ceux ci roulent encore. Que va-t-il se passer désormais ? Quelles consignes donner à des militaires certes victorieux, mais enfermés dans une ville tout aussi étrange qu’étrangère? Et accessoirement, très accessoirement car ils ne comptent de rien, quel sort réserver aux enfants, femmes et hommes si différents de ce que nous sommes?
Voilà comment commence l’aventure algérienne de la France. Par des questions issues de la légèreté des attitudes et de la médiocrité des calculs. La France mettra dix ans à définir des réponses au problème posé. Dix ans pour faire finalement de la pire violence.
C’est ici que s’enracine notre honte. C’est ici que commence notre amnésie.
Alger est conquise. Et après?
Depuis le 5 juillet 1830, Alger est occupée par la France. Mais Alger n’est pas française. Le sera-t-elle un jour?
Ce n’est pas une question que se pose la France cette année là. En vérité, elle se moque d’Alger. Elle ne sait même pas pourquoi trente mille de ses militaires - chiffre énorme - s’y trouvent. Ses problèmes, en cet été 1830, sont à Paris. Ils sont immenses. Ils exigent des réponses urgentes.
Résumé de l’épisode précédent. Charles X n’a pas résisté aux barricades populaires, il est parti en courant. Que faire, là, tout de suite pour le remplacer? Les Républicains sont en embuscade. Ils ne sont pas nombreux mais ils sont décidés. Ils partagent la lassitude des Français, confrontés à ces rois qui pensent que le pays est leur propriété. L’opinion leur paraît est mûre pour tenter l’aventure. Mais avec qui? Les personnalités qui poussent cette solution sont faibles, démunies de charisme, inconnues des citoyens. Passez votre tour messieurs, la prochaine fois peut-être.
D’autres politiciens, plus habiles, proposent une solution alternative. Il s’agit de la royauté, encore, même si les gens en ont marre. Le secret, c’est que cette nouvelle restauration seraient mâtinée de démocratie, qu’elle s’inspirerait pour partie des acquis de la Révolution dont le souvenir proche réchauffe les cœurs. Et eux ont l’homme de la situation.
Louis-Philippe d’Orléans a 57 ans. Il est le fils de Philippe d’Orléans, un original qui a voté la décapitation de Louis XVI, son cousin, en janvier 1793, et qui a été lui même guillotiné à l’automne suivant, au début de la Terreur. On l’appelait Philippe Égalité. D’une certaine manière, le fils est fidèle à l’héritage du père.
Sitôt Charles X disparu, le 5 août, il fait connaître sa disponibilité pour régner. Deux siècles que les Orléans attendent leur heure à l’ombre de ces Bourbons qu’ils ont fini par détester. Les palabres qui s’engagent visent à ajuster le costume à la situation. D’abord le nom. Sa majesté sera désignée par son prénom, Louis-Philippe, on ne lui donnera pas de numéro. Ensuite, le titre. Il ne sera pas « roi de France ». Il sera seulement « roi des Français ». Puis, le symbole. La maison royale faisait flotter un drapeau blanc au dessus de ses têtes couronnées. Cette fois, monsieur Louis-Philippe, ce sera le drapeau tricolore, celui de la Révolution, bleu, blanc et rouge. Ceci n’est pas discutable. Ceci ne sera pas discuté. Enfin, le règlement de copropriété. La Charte de 1814 sera révisée dans le sens d’une affirmation des libertés publiques, et d’une plus grande action des parlementaires. L’exemple anglais, notre grand ennemi, est dans toutes les têtes. Admirer ce que l’on combat, c’est curieux tout de même. Nous en sommes là.
Louis-Philippe signe tout, tout de suite. Il est lucide. L’histoire ne repasse jamais ce genre de plat et sa marge de manœuvre est nulle. Les Français le tolèrent, ils ne l’aiment pas. Donc, modestie et humilité. Pour un roi, c’est du jamais vu. Afin que tout le monde croit à sa sincérité, il décide de pensionner Rouget de Lisle, l’auteur de la Marseillaise, sur sa cassette personnelle. Et enfin, il propose qu’on lui attribue officieusement ce titre inédit: «roi-citoyen ». On ricane dans les salons parisiens sur cette pensée boy-scout. Mais faute de grives, nous garderons le merle.
La cérémonie d’intronisation a lieu le 9 août 1830. Elle se déroule au Palais-Bourbon, devant des députés goguenards et une délégation des Pairs, venus du Palais de Luxembourg. Louis-Philippe prononce un discours, plutôt court, ce qui est apprécié. Puis il sort à pied du Palais-Bourbon, traverse la Seine et rejoint ainsi le Palais-Royal, sans gardes ni pompe. En chemin, il serre les mains des Parisiens qu’il croise. A pratiquement un siècle et demi de distance, Valéry Giscard d’Estaing a fait la même chose en se rendant à l’Elysée à pied, le jour de son investiture présidentielle, en mai 1974.
Est-il besoin de le préciser? Dans la hiérarchie des urgences de Louis-Philippe, et dans celles de ses priorités, Alger n’apparaît nulle part. A ce moment précis où la France découvre la tête qui va la diriger, la question de l’avenir de musulmans inconnus de tous n’intéresse personne.
À Alger, justement, les Français approchent du chaos. Courant juillet, pour le féliciter de sa victoire, Charles X a accordé le bâton de maréchal à Bourmont qui en rêvait. Celui ci pense l’étrenner en allant voir ce qui se passe au delà des murailles. Certains des officiers qui l’entourent lui suggèrent que l’idée est mauvaise. Les sauvages qui habitent ces contrées ont des attitudes peu engageantes. Bourmont s’en moque. Qu’ils y viennent, ils tâteront du bâton.
Le 22 juillet 1830, 1500 militaires partent en convoi. Le maréchal est à leur tête. Objectif: Blida, une ville distante de cinquante kms. La promenade est agréable. Les Français découvrent un pays où les espaces secs et désolés alternent avec des terres cultivées. Les habitants de Blida les accueillent le soir en leur proposant des fruits et des boissons. Le lendemain, en revanche, la situation dégénère. Des hommes venus des villages voisins attaquent les soldats. La bataille est difficile. L’escouade tricolore s’échappe. Elle est poursuivie par des Arabes en fureur jusque sous les murailles d’Alger. Des morts, des blessés, cette bataille de Blida marque les esprits des combattants locaux. Les envahisseurs sont vulnérables, alors que la rumeur les disait imbattables.
Très vite, Louis-Auguste de Bourmont connaît d’autres problèmes. La nouvelle parvient à Alger le 9 août que Charles X a plié bagage. Elle est bien bonne celle là! Et qui le remplace? Le duc d’Orléans. Quelle surprise! Et le dit duc, devenu roi, fait savoir au maréchal qu’il faut amener le drapeau blanc et le remplacer par la bannière tricolore. Bourmont renâcle: les jean-foutres, ce n’est pas son truc.
Le maréchal convoque les officiers. Il propose de résister au nouveau pouvoir et pourquoi pas, de lancer une opération de reconquête depuis Alger. C’est, en gros, le discours que tiendront les militaires, dans cette même ville d’Alger, en mai 1958. Autour du maréchal, l’enthousiasme est faible. Mourir pour Charles X ? Bof. C’est à ce moment que l’amiral Dupérée ramène sa science. Le drapeau aux trois couleurs lui va bien, le nouveau régime aussi. Si Bourmont en convient, un bateau peut être mis à sa disposition qui l’amènera au diable, ou ailleurs. Le maréchal hésite: ça ou la prison? Il s’en va, direction Londres, où il retrouve Charles X.
Sans tout comprendre, les Arabes regardent ce cinéma français les yeux écarquillés. Ils ne connaissent pas la richesse de notre vie politique. Ils en tirent d’ailleurs une conclusion erronée. De tels désordres leur paraissent annonciateurs du départ proche des occupants. Ils apprendront, avec le temps, qu’en France, ce qui brinquebale marche quand même.
Que perçoit-on à Paris de l’agitation algéroise? Peu de choses. Louis-Philippe est confronté à une série de crises. Sur le plan politique, il doit organiser le procès des ministres de Charles X, Polignac et les autres, accusés d’un attentat contre les libertés. Sur le plan économique, une crise sévère fabrique du chômage et de la colère. Alors même que les caisses sont pratiquement vides, le roi et son principal ministre, Jacques Laffitte, un banquier qui a mené la vie dure la précédente monarchie, proposent un plan de relance économique et garantissent auprès des organismes financiers des prêts contractés par les commerçants. C’est le « quoi qu’il en coûte de l’époque ».
Au filtre de ces difficultés, le nouveau roi croise pour la première fois la question d’Alger. Vu l’argent que coûte l’entretien de cette garnison si loin de France, ne vaut-il pas mieux rapatrier tout le monde et oublier cette conquête inutile? La question est posée. Personne n’y répond. Dans l’expectative, le ministre de la guerre pare à l’urgence en nommant un remplaçant au maréchal de Bourmont.
Bertrand Clauzel est général, formé à la dure, comme ses copains. C’est un Ariègeois de 58 ans. Il a une grosse tête, un gros nez, une grosse voix qui intimide. L’année précédente, 1829, il a été élu député des Ardennes. Ce sont les mœurs de l’époque: les militaires font de la politique. Clauzel fait partie des 221 signataires de l’Adresse qui a contribué à la chute de Charles X. Le nouveau pouvoir compte sur lui pour contenir la question algéroise jusqu’au moment où la France aura décidé de la suite à donner.
Le général arrive à Alger le 3 septembre1830. Le moral de la troupe est bas. Depuis la sortie malheureuse de Blida, les sorties sont limitées. Dans la ville et autour de la ville, les soldats, à la fois inquiets et revanchards, commencent à se conduire comme des soudards. Ils s’emparent des maisons les plus opulentes, chassent leurs occupants, pillent ce qui leur paraît avoir de la valeur. Pour ne rien arranger, la dysenterie et d’autres infections affaiblissent les organismes européens. L’agitation croissante des villages voisins, ouvertement hostiles aux Français, rajoute un élément d’insécurité.
Le général Clauzel entreprend de mettre de l’ordre dans cet édifice branlant. Le retour de la discipline est sa priorité. La mise en place d’une administration correcte de la ville son second chantier. L’homme est méthodique, écouté par les siens, abandonné par le pouvoir parisien qui fouette d’autres chats dans une France en crise.
A l’automne, le général d’Alger se sent suffisamment fort pour prendre une initiative personnelle. Il a mesuré le choc qu’a représenté l’expédition manquée de Blida, au mois de juillet précédent. Imprudent et fanfaron, Bourmont a mené les militaires français vers le désastre. Clauzel, qui pense avoir pris la mesure des difficultés, veut effacer l’affront. Il programme une sortie avec dix mille hommes, du matériel et du ravitaillement. Le but qu’il propose est le suivant: se rendre à Médéa, distante d’une centaine de kms, pour destituer le chef, trop turbulent, et le remplacer par un fantoche qu’il a sous la main. Au passage, il passera par Blida, qui se trouve sur la route de Médéa, pour rappeler aux habitants les patrons, ce sont les Français.
La troupe quitte les murs protecteurs d’Alger le 17 novembre 1830. A part quelques escarmouches, elle arrive sans encombre à Blida, à cinquante kilomètres de là, le lendemain en fin de matinée. D’un coup, l’ennemi, enfin les musulmans qui sont chez eux, arrive de partout. Le général Clauzel dirige lui même la manœuvre défense. Il ordonne de tout détruire autour de la ville, les vergers et les cultures, et dans la ville même, de mettre le feu aux habitations, de ravager tout ce qui peut l’être pour semer l’effroi et impressionner l’adversaire. Le combat est sans pitié. Puisque les femmes, les enfants, les hommes non combattants ont fui la ville, ceux qui restent sont éliminés sans pitié. Le capitaine Edmond Pélissier de Raynaud, dont les « Annales algériennes » ont été cité dans le chapitre précédent, est présent au plus chaud de ce combat:
« En ville on fusillait, presque sous les yeux du général en chef, tout ce qui était pris les armes à la main. Cette boucherie, présidée par le grand prévôt, dura si longtemps qu’à la fin, les soldats ne s’y prêtaient plus qu’avec une répugnance visible »
Ce ne sont plus des actes de guerre qui sont exécutés par une grande armée. C’est une boucherie exercée sur des êtres humains par des soldats en surnombre et suréquipés par rapport à ceux qui les attaquent.
Quand la bataille se termine, ceux qui ont quitté la cité, et qui se sont terrés dans des rocailles proches, sont invités à revenir. L’armée française leur assure qu’aucun mal ne leur sera fait. On imagine l’effroi de ces gens là, leur dénuement aussi après les destructions. Ont-ils le choix? Ils reviennent. Clauzel et les siens restent à Blida jusqu’au 21 novembre, le temps de reprendre des forces. Puis, ils partent jusqu’à Médéa, laissant à Blida un bataillon de 600 personnes, sous les ordres du colonel Rullières.
A Médéa, l’armée exécute promptement sa mission. Le chef réputé félon est destitué. Le chef dit loyaliste est intronisé. Clauzel, mission accomplie, rebrousse chemin et repart vers Alger. Sa route passe à nouveau par Blida où il arrive le matin du 27 novembre. Le spectacle qu’il trouve est effrayant.
La garnison Rullières a été attaquée la veille. Les Français ont repoussé l’assaut. Mais la peur a été telle que les nerfs ont lâché. Les soldats se sont vengés sur la population, soupçonnée de complicité ou de sympathie avec les autres musulmans. Les « Annales algériennes » de Pélissier de Raynaud décrivent la situation:
« Blida était encombrée de cadavres, dont des vieillards, des femmes, des enfants autochtones et des Juifs, des gens tout à fait inoffensifs. Très peu paraissaient avoir appartenu à des gens qui eussent eu la volonté ou le pouvoir de se défendre. Après un si grand carnage, on ne trouva point d’armes sur les vaincus. »
Ceci constitue le premier massacre de masse de musulmans innocents par l’armée française. Les estimations évoquent 800 personnes assassinées, mais il s’agit là d’une évaluation fragile. Certains pourraient penser aujourd’hui qu’il s’agit là des mœurs du temps et de la guerre. Ce serait une erreur de le croire. Ce massacre choque les contemporains qui en ont connaissance. Des rumeurs circulent. Certains députés questionnent le ministre de la Guerre à leur sujet. Bien sûr, l’armée défend les siens et enfin le manteau du patriotisme recouvre le tout. Le cri des victimes en est assourdi, jusqu’au silence.
Ce récit a pu paraître long. Il est nécessaire car le massacre de Blida hante la mémoire des Algériens du XXIème siècle. Nous pouvons comprendre cela, nous, Français, qui savons l’importance de l’histoire, et adorons la raconter. Nous ne reprocherons pas aux habitants d’autres pays de faire de même. En Algérie, c’est pour l’essentiel une tradition orale qui a perpétué le souvenir du massacre de Blida survenu en novembre 1830. Voici un témoignage émouvant de cette réalité.
Zineb Merzouk et Nazim Souissi sont deux journalistes qui ont travaillé sur la présence française en Algérie. En 2012, année du cinquantenaire de l’indépendance de leur pays, ils ont présenté un documentaire intitulé: « Merci pour la civilisation! » L’ironie du titre est évidemment destinée à la puissance colonisatrice. Les auteurs recensent les massacres, les meurtres, la violence des premières années d’occupation. Dans une plaquette qui présente leur travail, ils écrivent ceci, à propos de Blida, sous le titre « Devoir de mémoire »:
« Le 26 novembre 1830 n’est qu’un épisode parmi tant d’autres que l’école a oublié de nous apprendre et qui a sombré dans notre amnésie collective.
En 2012, l’Algérie célébrait le cinquantenaire de son indépendance. Les travaux qui nous ont été présentés, à cette occasion, se sont pour la plupart focalisés sur la Guerre d’Indépendance, omettant ainsi le fait que cette grande révolution était l’aboutissement de plus d’un siècle de lutte contre un système colonial abject et dont les séquelles sont encore visibles dans notre société. Or, à notre avis, il est primordial que les nouvelles générations connaissent leur histoire dans sa continuité ; l’histoire d’un peuple qui n’a jamais cessé de résister pendant 132 ans ; l’histoire de générations d’Algériens qui sont nés et sont morts sous la colonisation française, et pour qui l’Algérie indépendante était un rêve quasi impossible. »
S’ils sont destinés aux Algériens, ces mots là s’adaptent aussi à nos oreilles.
Une autre histoire, une autre violence.
Avril 1832. Le général Savary, duc de Rovigo, a remplacé Clauzel à la tête de l’armée d’Afrique. L’homme porte en lui une violence connue de tout le monde militaire. On peut le décrire, au vu de son passé, comme un assassin que protège l’uniforme. L’avoir nommé à ce poste constitue une erreur manifeste dont personne, à Paris, n’a été tenu pour responsable.
Saisi de la plainte d’une tribu alliée, à laquelle des biens auraient été dérobés, Rovigo décide de frapper un grand coup. Sans mener d’enquête, sans posséder de preuves, se fiant uniquement aux rumeurs et à des vraisemblances, il ordonne à un détachement de soldats de châtier ceux qu’il tient pour coupables du vol: la tribu des Ouffia. Celle ci vit sous des tentes, dans la banlieue d’Alger, au lieu dit « Maison carrée ».
Le détachement quitte la ville au milieu de la nuit. Parvenu sur les lieux aux lueurs de l’aube, il attaque sans sommation le village qui sommeille encore. Comme précédemment, Edmond Pellissier de Raynaud est un témoin précieux de la scène du crime:
« Tout ce qui vivait fut voué à la mort. Tout ce qui pouvait être pris fut enlevé. On ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Cependant, l’humanité d’un petit nombre d’officiers sauva quelques hommes et quelques enfants. »
La dernière phrase est importante. Elle confirme la transgression des lois de la guerre, l’assassinat d’innocents qui ne menacent pas les militaires. Elle dit aussi le désaccord, et c’est essentiel, des divergences au sein de l’armée sur les méthodes employés. Cela établit le caractère anormal, pour l’époque, de tels agissements.
Dans cette affaire des Ouffia, une cruauté supplémentaire se produit. Le chef de la tribu décimée est capturé vivant. Il s’appelle El-Rabbia. Amené à Alger, il comparaît devant Rovigo, décidé à faire un exemple. Souhaitant le faire juger, il le met en prison. Coup de théâtre pendant sa détention: la tribu qui s’était plainte du vol vient de trouver les vrais coupables. Ils n’ont aucun lien avec la tribu des Ouffia. Que faire? Relâcher El-Rabbia? Impossible. Ce serait admettre l’innocence de ceux qui ont été massacrés. Les militaires inventent donc des charges fantaisistes contre El-Rabbia. Le conseil militaire devant lequel il est traduit le condamne à mort. Sa tête coupée est montrée sur la place publique pour impressionner les autochtones.
Cette injustice traverse le siècle. Les bouches l’ont rapporté aux oreilles durant des décennies. Elle se retrouve en tête d’un chapitre du livre que Ferath Abbas, un leader nationaliste, publie en 1931, « Le jeune algérien ».
Voilà ce qui cimente dès les premiers temps la haine profonde que les Algériens éprouvent pour les Français: la violence, l’impunité, l’injustice. Voilà ce qui fabriquera la guerre, des décennies plus tard. Voilà ce qui pèse sur nos inconscients et nous dérange encore.
Ces histoires et d’autres suscitent ici et là des articles dans la presse française des années 1830. Elles alourdissent le climat autour de la question d’Alger que le pouvoir ne parvient pas à trancher. Faut-il partir et abandonner la ville maudite, notamment parce que l’occupation coûte cher et ne rapporte rien? Ou bien faut-il rester, s’appuyer sur le réseau de villes déjà conquises - outre Alger, Bône, Oran, Tlemcen, Bougie, Mostaganem - pour installer des comptoirs commerciaux? Ou bien encore, faut-il conquérir l’ensemble du territoire et faire de cette contrée une colonie de peuplement, en y expédiant des Européens qui laboureront la terre?
Ces options divisent le gouvernement de Louis-Philippe. Pour tenter d’éclaircir le débat, celui-çi prend une initiative originale. Il crée une commission d’enquête parlementaire, la première du genre, baptisée « commission spéciale ». Huit membres la compose: deux Pairs de France, quatre députés, auxquels se joignent deux officiers généraux. La commission arrive à Alger début septembre 1833 et mène son enquête jusqu’à la fin du mois de novembre. Elle présente ensuite plusieurs rapports devant une instance élargie, appelée « Commission d’Afrique ». Divers rapports passent en revue la situation, analysant le système administratif mis en place par la France, ou bien les potentialités commerciales ou agricoles du pays. Mais dans ce récit, ce qui retient l’attention, c’est le compte-rendu fait des violences subies par les populations locales. Son auteur est le comte de la Pinsonnière, l’un des députés du groupe, élu en Indre-et-Loire. Il est lui même un ancien militaire. Le constat qu’il dresse constitue la première pièce d’un dossier d’accusation qui ne sera jamais instruit. Voici ce qui est écrit, au début de 1834, sur l’armée française agissant en Afrique au nom de la France:
« Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits, égorgé sur un soupçon des populations entières (…) Nous avons mis en jugement des hommes réputés saints dans le pays, des hommes vénérés parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intervenir en faveur de leurs malheureux compatriotes (…) Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus (…) Nous avons décoré la trahison du nom de négociations qualifié d’actes diplomatiques d’odieux guet-apens. En un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser. »
Cette dernière phrase est énorme. Elle est une alerte sur le chemin de l’horreur. Personne, pourtant, ne semble la remarquer. Arrêtons-nous cependant sur la réalité qu’à l’époque elle dévoile. Les musulmans présents sur leurs terres depuis des siècles voient arriver des envahisseurs qui leur imposent des atrocités, dévastent les habitats et les cultures, tuent les femmes et les enfants. Plus tard, les descendants de ces envahisseurs assécheront les marais, mettront en valeur des terres, produiront de magnifiques cultures, bâtiront des ponts, des routes, aménageront des villes blanches et gaies. Ce travail, ils le feront d’abord pour eux. Imaginons malgré tout qu’il profite un peu aux populations locales. Ces bienfaits effacent-ils les traumatismes issus des violences, des injustices, des meurtres? Évidemment, non. Le matérialisme ne répare jamais les blessures de l’âme. C’est bien dans les premiers mois, les premières années que s’est joué le sort de la colonisation de l’Algérie. Une fois la sidération du débarquement passée, une fois dissipé le choc des premières rencontres, les populations auraient pu fraterniser avec l’occupant si celui çi s’était monté tolérant et généreux. Or à l’inverse, il a détruit et massacré, usé de sa force et tiré de l’impunité dont il était assuré un sentiment de puissance qui a accentué les brimades. Placée sur de tels rails, la colonisation de 1830 ne pouvait aboutir qu’à un échec. Il a fallu 132 ans de souffrances inutiles pour le constater.
Alors, garder Alger ou pas? Le débat est évidemment artificiel. Débarquer sur les côtes était un acte de puissance. Abandonner la conquête serait un aveu de faiblesse. Louis-Phillipe tranche donc la question dans le seul sens possible en éditant un texte, paru dans Le Moniteur du 22 juillet 1834. Son titre:
« Ordonnance relative au commandement général et à la haute administration des possessions françaises dans le nord de l'Afrique »
Cette dénomination, « possessions françaises » vaut annexion du territoire. Elle fonde une prétention à la propriété d’Alger et de ses parages. Un gouvernement général de la province est institué. La tutelle est confiée au ministère de la guerre. C’est donc un officier, nommé en Conseil des ministres, qui dirigera sur place les administrations civile et militaire. Mais nous sommes encore loin de l’ « Algérie française ». En 1834, le dessein de Louis-Philippe et de son gouvernement est très différend. La France souhaite administrer les villes occupées en bonne harmonie avec les chefs des tribus avoisinantes. Elle ne souhaite pas, pas encore, utiliser des mots qui travestiront la réalité.
Sur le terrain, depuis plusieurs mois, l’opposition musulmane s’organise. Un homme l’incarne désormais: Abd el-Kader. C’est un chef religieux. Il a moins de trente ans, il est décharné, ses yeux brillent de la folie ou du courage de ceux qui ont la certitude de mener un combat juste. Il résiste. C’est un verbe que nous connaissons en France. Son charisme lui permet de fédérer autour de lui des tribus jusque là divisées. Mobile, habile, il harcèle les troupes françaises, cause des dégâts qui énervent et agacent davantage qu’ils ne déstabilisent.
Avec toutes ces faiblesses, Abd el-Kader, premier figure du nationalisme algérien, adresse un message clair aux autorités françaises: vous ne posséderez jamais ce territoire, les cœurs vous échapperont toujours, un jour nous vous chasseront. Hélas, rien n’est plus entêté qu’une puissance sûre de sa force. Alors, plutôt que regarder la situation, la France fait entrer en scène l’un des personnages le plus détestable de cette histoire: Thomas-Robert Bugeaud.
Juin 1836: le général Bugeaud débarque à Alger. Sa mission: rabattre le caquet d’Abd el-Kader, trouver le compromis qui permettra une cohabitation. Pourquoi Bugeaud, 52 ans, apparaît-il comme l’homme de la situation? Parce que sa vie de baroud et de fracas le désigne pour les sales besognes.
Promu caporal à Austerlitz à ses vingt ans, il parcourt l’Europe dans les armées napoléoniennes avant d’être se trouver plongé dans l’atroce campagne d’Espagne, la pire qu’est programmée l’Empereur. Les Espagnols tuent et meurent avec une volupté inconnue des Français. Ils s’adaptent. Il en résulte une boucherie immense. Elle forge le caractère de Bugeaud. Il continue sa vie de soldat puis, en froid avec les Bourbons, s’essaie à la politique. Le voici député de Dordogne. Fort en gueule, nationaliste outrancier, une sorte de Jean-Marie Le Pen avant l’heure, il a beaucoup d’amis et plus encore d’ennemis. L’installation des Orléans au pouvoir le remet en selle. Louis-Philippe lui confie le commandement d’une partie de la garde parisienne. C’est à la tête de cette unité que Bugeaud va connaître l’un des drames de sa vie.
Avril 1834. Des manifestations éclatent dans la capitale. D’essence républicaine, elles contestent la politique de la monarchie, dénoncent la vie chère et la misère dans laquelle elle plonge les Français. Des barricades apparaissent dans les quartiers. Le pouvoir né de l’émeute redoute d’en faire les frais. Il exige le nettoyage des rues.
L’une de ces de ces barricades se trouve rue Transnonain, pas loin de l’Hôtel de ville de Paris. Les militaires commandés par Bugeaud mènent l’opération sans ménagement. Soudain, un coup de feu part de l’immeuble qui se trouve à hauteur de l’obstacle, au 12 de la rue Transnonain. Un capitaine s’écroule, blessé. Ses camarades réagissent immédiatement. Ils courent vers le lieu d’où est partie la détonation. Étage après étage, il y en a quatre, ils investissent les appartements, renversent tout sur leur passage, tirent des coups de feu sur les personnes qu’ils croisent, sans se soucier de savoir qui elles sont, et si elles ont quelque chose à voir avec l’incident sur la barricade. Leur sauvagerie sidère les habitants. Ceux ci sont environ une cinquantaine à vivre dans l’immeuble. Quand les militaires se retirent, ils laissent derrière eux douze cadavres, et une dizaine de blessés.
L’émotion populaire qui suit cet évènement est immense. Les journaux se demandent comment l’armée française peut-elle se comporter ainsi, contre des Français. Le gouvernement est interpelé à la Chambre des députés. De manière unanime, Thomas Bugeaud est désigné comme le responsable du carnage. Il n’était pas présent sur les lieux, mais ce qui est en cause, selon ses accusateurs, c’est la violence qu’il attise trop souvent, l’inhumanité des ordres et des consignes qu’il donne à ses hommes, l’arrogance et le mépris qu’il affiche en toutes circonstances. Sa réputation est ternie à jamais par ce drame, notamment auprès de la population parisienne. Ce qu’il supporte. L’adversité l’a toujours stimulé. Louis-Philippe le soutient. La vie peut continuer. Elle passe par Alger.
Si l’homme est brutal, il n’est pas maladroit. A plusieurs reprises, il accroche les troupes d’Abd el-Kader. Le vent tourne pour le musulman qui, jusque là, a rencontré beaucoup de succès. Un cessez-le-feu paraît sage aux deux parties. Il permet d’entamer des discussions. Elles dévoilent un possible terrain d’entente. Le chef arabe reconnaît la souveraineté de la France sur les villes qu’elle contrôle. Il souhaite en retour pouvoir imposer sa loi sur les villages et les territoires plus reculés. Ceci correspond exactement aux projets de l’occupant, qui ne veut pas s’embarrasser de la totalité de ce territoire, trop grand et trop complexe.
Thomas Bugeaud et l’émir Abd el-Kader signent un traité dit de la Tafna, du nom d’un fleuve qui se jette dans la Méditerranée, et à l’embouchure duquel l’accord a été conclu . Sa mission accomplie, le général rentre à Paris, accueillie avec considération et gratitude par le pouvoir.
Parenthèse dans l’histoire. C’est dans des années là, à l’automne 1839 pour être précis, que le ministère de la Guerre prend une initiative lexicale. Plutôt que de continuer à parler des « Possessions françaises dans le nord de l’Afrique » dans ses documents, l’administration décide de désigner Alger et ses environs en usant d’un raccourci. Elle parlera désormais de l’Algérie, une expression simple appelée à un bel avenir. Ce succès entraînera un contresens. Beaucoup croiront sincèrement que c’est la France qui a inventé le terme. Ce n’est pas exact. Il figure dans des documents datant des siècles précédents pour désigner l’ensemble du territoire sur lesquels Alger exerçait une suzeraineté floue mais réelle. Mais la puissance de l’Etat Français a procuré au mot une notoriété qu’il ne possédait pas.
La paix est éphémère dans cette contrée. L’accord de la Tafna se révèle rapidement un marché de dupes. Abd el-Kader a manœuvré pour gagner du temps. Le répit obtenu avec ce traité lui permet de rallier de nouvelles tribus à sa cause, d’étendre ses revendications territoriales et finalement de contester la présence française sur le territoire. La guerre va donc reprendre. C’est inévitable. Mais la conséquence de ce retour des hostilités est majeure.
Le gouvernement de Louis Philippe se serait contenté d’une gestion partagée du territoire. Par son attitude, Abd el-Kader démontre que cette pensée est une chimère. Envahisseurs et occupants, les Français ne seront jamais acceptés par ceux qui occupaient la terre avant eux. Du coup, une obligation terrible s’impose à eux. Puisque l’adversité est résolue, une guerre tout aussi résolue doit lui répondre. Le départ étant impossible, la conquête doit désormais être totale. Il ne s’agira plus de cohabiter avec les musulmans mais de les chasser de leurs terres, de les dépouiller de leurs biens pour les donner aux Européens qui viendront s’installer ici. L’occupation restreinte cède la place au projet fou, non anticipé, imposé par les évènements, de colonie de peuplement. Cet espace musulman par l’histoire et la culture doit devenir européen, ou plus spécifiquement français, par la volonté.
La réalisation d’un tel dessein exclut la négociation, l’humanité, la persuasion. Ce qui approche désormais, c’est le meurtre de masse sous couvert de la raison d’Etat, le vol et la spoliation des terres, la négation des droits pour les occupants historiques des lieux.
Fin 1840, dix ans après la conquête fondatrice, Robert-Thomas Bugeaud est nommé Gouverneur général d’Algérie. Il dispose des pleins pouvoirs, civils et militaires. 100.000 soldats sont sur le terrain, ils attendent ses ordres. L’erreur tragique, la pire dans la longue histoire du pays, peut commencer. Elle porte un nom: Algérie française.
Trente ans de massacres
Ce chapitre est le plus important de l’histoire de la présence française en Algérie. Il décrit la conquête des terres avec, cette fois, un but politique précis: celui de l’installation à grande échelle de colons venus d’Europe. Il s’agit donc bien d’une appropriation de l’espace par la force puisqu’il faut chasser les uns pour accueillir les autres.
Cette conquête se déroule sur trente ans: 1841-1871. Elle est meurtrière et révèle à toute l’Europe, qui s’en inquiète, une barbarie française jusque là insoupçonnée. C’est elle qui ancre dans les cœurs musulmans la haine de l’occupant. C’est elle qui compromet irrémédiablement le projet de rattacher l’Algérie à la France. Seul l’aveuglement et un gigantesque déni de réalité empêcheront les autorités de la République de percevoir cette évidence. Il faudra beaucoup de drames, beaucoup de morts, beaucoup de souffrances pour qu’enfin, à un siècle de là, s’impose l’inéluctabilité de l’indépendance en Algérie.
Le général Thomas Bugeaud, nouveau gouverneur général, arrive à Alger en février 1841. Pour accomplir sa mission, il dispose des pouvoirs civil et militaire. Il a demandé des renforts. Il les a. Il connaît le terrain, il connaît l’armée. La mission est difficile. Il est certain de la remplir.
Avant de détailler son action, quelques remarques sur les militaires qu’il va commander. Ce ne sont plus les oies blanches du débarquement qui découvraient le sol et les mœurs étrangères. Désormais, ils se comportent en maîtres, même s’ils ressentent tous les jours, et parfois dans leurs chairs, qu’ils sont malvenus dans le pays où ils se trouvent.
A aucun moment les musulmans ne leur laissent de répit. Ils attaquent frontalement ou sournoisement ces soldats dont ils ne comprennent pas ce qu’ils viennent chercher dans leurs contrées misérables. La réponse française, en retour, est d’une extrême violence, la plupart du temps hors de proportion, car un calcul la motive. L’armée française veut effrayer, terroriser, pour décourager et soumettre. Cette armée là ne représente plus sur cette terre le pays des droits de l’homme. Elle est l’instrument d’un projet criminel puisqu’il s’agit d’imposer un nouvel ordre à ceux qui vivent dans l’ancien. Quand plus tard, nous serons nous mêmes confrontés à ce type d’occupation, nous parlerons de totalitarisme, sans avoir conscience de l’avoir pratiqué un siècle plus tôt.
Plusieurs généraux secondent Thomas Bugeaud dans son action. L’un d’entre eux mérite un regard particulier.
Louis Juchaud de Lamoricière est une des vedettes de l’armée française. Il a trente cinq ans à peine, maigre et non pas mince, tendu, cassant, dur avec ses hommes, brillant, rapide, courageux. Il était déjà là, jeune lieutenant, le 5 juillet 1830, au milieu de la parade qui entre triomphalement à Alger. Il n’a pas quitté les lieux depuis. Il applique toutes les ressources de son intelligence pour gagner les combats contre les musulmans, mais aussi pour tenter de les comprendre. Il apprend l’arabe, s’informe sur les mœurs, la culture de la population d’origine. Polytechnicien de formation, il domine intellectuellement la troupe. Son ambition est immense. Pour en assurer l’accomplissement, il profite de ses séjours à Paris pour faire le tour des salons où se croisent les gens d’influence et de pouvoir. Il raconte la contrée étrange où il exerce ses talents, fait frémir les auditoires au récit de combats où il a risqué sa vie. Parmi ses exploits, le plus célèbre est celui qu’il a accompli un matin d’octobre 1837. Il est à cheval, à la tête d’un régiment de Zouaves, et charge furieusement la citadelle de Constantine. Une grêle de plomb stoppe sa course. On le croit mort. Il respire encore. La peau est dure.
Le gouvernement repère l’énergumène. Adolphe Thiers, président du conseil, le reçoit à l’été 1840 pour lui confier le commandement de la région d’Oran. Cette fonction fait de Lamoricière, à seulement trente-quatre ans, le numéro deux de l’armée d’Afrique. Il était colonel, le voici général de brigade. Jalousie dans les rangs: cette précocité est sans exemple dans une armée où la valeur piétine longtemps avant d’être récompensée. Lamoricière profite de l’attention qu’on lui prête pour exposer son analyse. Il observe la situation depuis dix ans. Il voit bien que les musulmans font des sourires aux Français par devant et aident dès qu’ils le peuvent Abd el-Kader par derrière. Alors, il propose à Thiers de systématiser une pratique qu’il a déjà expérimentée. Si vraiment la France veut pacifier l’Algérie - « pacifier » verbe en vogue, verbe odieux - il faut hausser la barre de la brutalité. Les petites expéditions punitives ne servent à rien. Ce qu’il faut faire, c’est raser tous les villages soupçonnés d’aider les rebelles. Oui, le soupçon suffira. Et raser, cela veut dire détruire les habitats de manière continue, chasser ceux qui s’y trouvent, hommes non combattants, femmes, enfants, tuer ceux qui résistent, prendre le bétail en sachant que l’on affame les vivants, décimer les récoltes pour être sûr que les populations ne pourront pas se nourrir. La demande est terrifiante. Thiers l’accepte. Pour lui, pour le gouvernement, pour les puissants, la fin - la possession de l’Algérie - justifie les moyens - la violence, acceptée jusqu’à l’assassinat.
C’est ainsi que les nations s’égarent.
Revenu à Oran, le général Lamoricière s’abandonne à la guerre totale. Il lance ses troupes dans les plaines pour qu’elles accomplissent la besogne. Celle ci porte un nom: « razzia », un mot volé à la culture locale, qui exprime une ivresse sanguinaire. Ses hommes, plongés dans un univers hostile et stressant, sont enthousiastes. Voici le témoignage du capitaine Lucien de Montagnac, auteur de « Lettres d’un soldat, neuf ans de campagne en Algérie »:
« Vive Lamoricière! Voilà ce que l’on appelle mener la chasse avec intelligence et bonheur. Razzias coup sur coup, réussite complète, bataillons réguliers anéantis presqu’en totalité, tels sont les résultats prompts et décisifs obtenus par ce jeune général qu’aucune difficulté n’arrête, qui franchit les espaces en un rien de temps, va dénicher les Arabes dans leurs repaires, leur prend tout ce qu’ils possèdent, femmes, enfants, troupeaux, butins. »
L’armée s’ensauvage chaque jour davantage. Thomas Bugeaud, qui la prend en main, s’adapte. Lui même vit depuis ses vingt ans dans la violence militaire. Cette habitude a tellement corrompu ses sentiments qu’il est prêt, à l’unisson des hommes dont il est devenu le général en chef, à la pousser à son extrême. Tout est donc en place pour que commence l’un des grands carnages de l’humanité. Pour le restituer, il faut citer des faits, des dates et quelques unes des paroles de ces soldats qui se battaient hier pour une France dont nous avons honte aujourd’hui.
Le général Bugeaud organise ses troupes pour atteindre une efficacité maximale. Il les dispose, rapporte Charles-André Julien, le grand historien de cette période, en « colonnes agissantes » de 6 ou 7000 hommes. Mobiles, bien équipées, soutenues par une intendance performante, elles sillonnent l’immense pays non pas à la recherche d’ennemis, eux mêmes les armes à la main, mais à celles de villages et de populations innocentes pour les massacrer, les affamer, pour le seul reproche qu’elles occupent un espace convoité et qu’elles cultivent une terre qu’il faut voler.
« Nous devons empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer sans notre permission », écrit le général Bugeaud à ses subordonnés. Où l’on voit que la lutte contre la piraterie, ou le désir exalté de libérer des esclaves chrétiens, arguments des débuts de la conquête, n’ont été que des prétextes. Ce qui importe c’est l’accaparement, la domination, la soumission.
Il n’est pas difficile d’imaginer la terreur qu’éprouvent des villageois lorsqu’au loin apparaissent ces « colonnes », parées des trois couleurs de la France. Elles apportent la mort, tout simplement, la destruction, le malheur. Ce sont des anges exterminateurs qui s’avancent à l’horizon. Le capitaine Lucien de Montagnac, déjà cité dans le chapitre précédent, exprime ainsi la philosophie qui les anime dans ses « Lettres d’un soldat »:
« Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs, en un mot en finir, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. »
Travaux pratiques, toujours avec Montagnac, plongé dans la campagne que mène sa compagnie dans les environs de Mascara, une ville de l’Oranais, entre décembre 1841 et février 1842:
« Aussitôt l’emplacement de la tribu connue, chacun se lance, se disperse dans une direction quelconque. On arrive sur les tentes, dont les habitants réveillés par l’approche des soldats sortent pêle-mêle avec leurs troupeaux, leurs femmes, leurs enfants. Tout ce monde se sauve dans tous les sens. Les coups de fusil partent de tous les côtés sur les misérables surpris sans défense. Hommes, femmes enfants poursuivis sont bientôt enveloppés et réunis par quelques soldats qui les conduisent. »
Viennent ensuite le pillage et la destruction:
« Les bœufs, les moutons, les chèvres, les chevaux, tous les bestiaux qui fuient sont vite ramassés. Celui ci attrape un mouton, le tue, le dépèce. C’est l’affaire d’une minute. Celui là poursuit un beau avec lequel il roule dans le fond d’un ravin. Les autres se jettent sous les tentes où ils se chargent de butin. Le feu est ensuite mis partout à ce que l’on peut emporter, et bêtes et gens sont conduits au convoi. Tout cela crie, tout cela bêle, tout cela brait. C’est un tapage assourdissant. »
Ces scènes se répètent partout, tous les jours, en Algérie. Voici comment les évoque un autre officier français, le lieutenant-colonel Armand de Saint-Arnaud, qui sera plus tard général, puis maréchal, puis ministre. Pour l’instant, il seconde Thomas Bugeaud. Il raconte dans sa correspondance la campagne de 1842 :
« Nous sommes dans le centre des montagnes, entre Miliana et Cherchel. Nous tirons peu de coups de fusils, nous brûlons tous les douars, tous les villages. Toutes les cahutes. »
« Le pays des Béni Menasser est superbe. Nous avons tout brûlé, tout détruit. »
« Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit ! C’était la malheureuse population des Beni-Menasser, c’étaient ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi. »
« Tu m’as laissé chez les Brazes. Je les ai brûlés, dévastés. Me voici chez les Singad. Même répétition, en grand. C’est un véritable grenier d’abondance. »
On pourrait noircir des pages de ces témoignages identiques. Encore ne disent-ils pas tout. La question des femmes notamment n’est pas abordée, autrement dit celle du viol. On trouve juste quelques notations, ici et là, par exemple chez Charles-André Julien:
« Au cours des expéditions, les femmes indigènes qui tombaient aux mains des soldats ne pouvaient éviter leur sort. » Plus explicite, il cite une phrase puisée dans une correspondance qui évoque la chute de Zaatcha, une oasis à 400 kms d’Alger, en 1849: « Les soldats les violaient au milieu d’un monceau de cadavres. »
L’armée décrite ici n’a plus de repères, plus de limites. Les hommes de troupes massacrent sous les encouragements des officiers qui agissent pareillement. Quand ces faits se produisent, Mozart est mort il y a déjà cinquante ans, Balzac à achevé son œuvre, Flaubert commence d’écrire la sienne. La barbarie française en Algérie n’est donc pas de l’époque. Elle est une spectaculaire régression dans les abîmes de l’humanité.
D’ailleurs, la presse rapporte ses violences dans des articles parcellaires, mais où affleurent l’étonnement et l’indignation. Un débat se noue dans les cercles du pouvoir autour de l’attitude de l’armée française en Algérie. Des personnalités y participent.
Alexis de Tocqueville est député de la Manche. La gloire littéraire l’accompagne depuis la publication de son grand livre, en 1835: « De la démocratie en Amérique ». Dans les années suivantes, il s’intéresse à l’Algérie, va sur le terrain, rencontre des acteurs. Patriote, il est favorable à la colonisation. Il sait bien que la France n’est pas désirée dans cette contrée. Il accepte donc l’idée d’une certaine violence faites aux populations d’origine :
« J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. »
Ainsi, en manifestant son désaccord avec certains prises de position, Alexis de Tocqueville authentifie l’existence du débat. Mais même lui, qui se veut réaliste, exprime parfois son écœurement. Le passage qui suit date de 1841. L’intellectuel revient d’Alger:
« Je rapporte d’Afrique la notion affligeante qu’en ce moment nous faisons la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux mêmes. »
Plus tard, il évoque des témoignages, entendus notamment lors d’une mission parlementaire qui l’a mené en Algérie en 1847:
« Certains pensent qu’il faut tuer tout ce qui se rencontre. J’ai entendu soutenir cet avis par des officiers qui allaient jusqu’à regretter amèrement qu’on commençât de part et d’autre à faire des prisonniers et on m’a souvent affirmée que plusieurs encourageaient leurs soldats à n’épargner personne. »
La pratique du crime et du viol est désormais installée. La litanie des exactions commises pourrait noircir des dizaines de pages. Mais il est plus utile aujourd’hui d’interroger la construction de nos mémoires, ici et là bas, à partir de ces faits établis.
Là bas, en Algérie, le souvenir des massacres traverse les générations. Un exemple. En avril 1843, livré à la traque d’un lieutenant d’Abd el-Kader, dans le Bas Sebaou, en Kabylie, Thomas Bugeaud détruit cinquante villages. Les milliers de personnes traumatisées par ces actes de barbarie, et les centaines de milliers concernés par d’autres exactions, racontent cela à leurs enfants, qui eux mêmes le racontent aux leurs. Et c’est ainsi, en fixant l’image sanguinaire et barbare des Français, qu’ils ont rendu impossible la pérennité de la colonisation.
Ici, le déni et la volonté obstinée de ne rien savoir, aboutissent à un trafic du souvenir. Thomas Bugeaud? Il reste fréquentable dans nos mémoires. Son nom signale des rues à Paris, Marseille, Lyon. On le retrouve aussi au fronton d’écoles maternelles, à Brest notamment et, jusqu’à il y a quelques mois à Marseille. Lamoricière? Même constat: une rue à Nantes, une autre à Paris; des écoles maternelles à son nom dans les deux villes.
Les parents qui, chaque matin, déposent leur petit garçon ou leur petite fille dans ces locaux savent-ils que le nom inscrit au fronton de l’établissement scolaire de leur enfant - Bugeaud, Lamoricière - est celui d’un homme qui a décidé, organisé, couvert le massacre de centaines de milliers de personnes? Et s’ils ne le savent pas, s’ils l’apprennent à l’instant, accepteront-ils ce patronage?
Les autorités scolaires et municipales doivent aussi s’interroger. Comment nourrir la prétention d’enseigner l’humanisme, le respect, la tolérance à des enfants de France, dans des locaux qui portent le nom de criminels de guerre ? La contradiction est immense, en France, en 2022.
Certains cependant haussent les épaules : laissons là ces vieilles histoires, elles n’apportent rien d’utile; c’est vers l’avenir qu’il faut se tourner, et non pas revenir sans cesse vers le passé. Évidemment, cette attitude est une fuite. Elle dit notre honte à regarder ce que nous avons fait, ce que nous avons été. Elle établit aussi la nécessité de regarder cette réalité en face pour soulager cet inconscient qui nous torture.
Attardons-nous encore un instant sur notre espace public. Des statues de Thomas Bugeaud sont visibles à Excideuil et Périgueux, deux localités de Dordogne où il a vécu. Faut-il ou pas les déboulonner? Plusieurs demandes ont été faites dans ce sens par des militants anticolonialistes durant ces vingt dernières années. Elles ont été repoussées avec indignation par les municipalités concernées, au motif classique, mais peu pertinent en l’espèce, qu’il ne faut pas juger l’histoire d’hier avec les yeux d’aujourd’hui.
Celle qui représente Louis Juchaud de la Moricière se trouve à St-Philbert de Grand Lieu, un village de Loire-Atlantique, à une vingtaine de kilomètres de Nantes. C’est là que repose la dépouille du général. Si elle paraît être à sa juste place, la statue a connu un périple qui mérite d’être raconté.
Louis de Lamoricière participe à la prise de Constantine, en 1837. Gravement blessé lors de l’assaut, il demeure dans le souvenir collectif comme l’un des héros de cette bataille victorieuse. Il meurt en 1865. Quarante ans plus tard, le conseil municipal de Constantine décide de lui rendre hommage. Une souscription est lancée pour réaliser une statue, finalement inaugurée 65.000 francs plus tard, en 1909. Poids: six tonnes; hauteur, 5 mètres. Elle se remarque. Le sculpteur a choisi de représenter Louis de Lamoricière dans une position agressive. Le soldat est projeté vers l’avant, jambe gauche ployé, sabre au clair dans la main droite. Il monte à l’assaut, il va tuer des Arabes. L’artiste a livré sa vision.
Certes, en 1837, Lamoricière ne taillait pas de la dentelle. Mais à quoi sert-il de le figer dans cette posture en 1909? Ceci est évidemment méprisant pour les descendant des vaincus. Et douloureux aussi pour eux de mettre en valeur cette épée qui a tant tué tant des leurs. En fait, cette statue est un message. Elle dit aux musulmans que les Européens sont les maîtres, que la cohabitation des communautés au sein de l’Algérie française est un leurre. Et chacun doit comprendre que cette situation durera le temps que dure le bronze, c’est à dire longtemps.
Mais à témoigner de trop d’agressivité, on s’expose au ridicule.
Printemps 1930. La France fête avec faste le centenaire de la prise d’Alger. Le président Gaston Doumergue entreprend un long voyage de dix jours à travers toute l’Algérie. Il s’agit officiellement de célébrer le bonheur que connaît cette terre, rattachée pour l’éternité à la Grande nation. Mais tout est offensant pour les musulmans dans ce voyage.
Le président commence par Sidi-Ferruch, la plage du débarquement, en juillet 1830. Il inaugure un monument à la gloire des envahisseurs. Bien le bonjour aux envahis! Puis, il passe de ville en ville, rappelant chaque fois les déculottés administrées à ceux qui possédaient l’espace avant que les Français n’arrivent. Le voici enfin à Constantine, face à la fameuse statue qui glorifie le guerrier écharpant les Arabes. Là, Gaston Doumergue, épais de corps et d’esprit, lance cette phrase que tout l’environnement dément:
« Il n’y a plus en Algérie de vainqueurs et de vaincus, seulement des citoyens. »
Les gens applaudissent. On ne pleure pas , même de rage, dans ce genre de cérémonie. Dans son livre « Le jeune algérien », publié en 1931, le leader nationaliste Ferhat Abbas rapporte une anecdote, saisie à la tribune officielle:
« Un professeur de l’ancienne medersa, le Cheik El Mouloud ben Mouhoub, invité par le maire, Émile Morinaud, se penche vers lui et ne peut s’empêcher d’ironiser: ‘Si le général Lamoricière vivait encore à notre époque, dit-il, peut-être aurait-il eu le bon sens de remettre son épée au fourreau.’ »
Au jour de l’indépendance algérienne, en 1962, la statue du vainqueur est priée d’aller voir ailleurs. Les militaires rapatrient le bronze à Nantes, où est né Lamoricière. La municipalité de la ville, ne semblant pas pressée d’installer le sabre et son propriétaire sur son espace public, met le tout dans un hangar sans fixer de terme à sa sortie. C’est alors que le maire de St-Philbert se manifeste. Vu que son cimetière accueille le corps du défunt, il se dit prêt à prendre aussi la statue. Nantes accepte. C’est ainsi que depuis la fin des années soixante, Louis Juchaud de Lamoricière continue de brandir son glaive sous le ciel paisible de Loire-Atlantique.
L’historien Charles-André Julien écrit ceci à propos du général :
« Lamoricière demeure, de tous les grands chefs d’Afrique, celui qui se montra le plus inhumain. »
Ce jugement est nourri des meurtres à grande échelle qu’a planifié, organisé, commis lui même parfois, justifié en toutes circonstances, l’homme statufié. Comment expliquer qu’en 2022 sa mémoire de criminel de guerre soit honorée sur le sol français? Sa violence, son inhumanité, qui ont été repérées à l’époque où il sévissait, critiqué en France au moment où il se livrait à son action criminelle, devrait interpeler la célébration posthume en vigueur sur la commune de St-Philbert. Certes, nous ne voulons pas savoir. Mais en même temps, nous savons.
Ce chemin de souffrances ne finit jamais. Il faut pourtant encore signaler quelques dates, quelques faits.
Des combats atroces, encore vivants dans la mémoire algérienne, se déroulent à Zaatcha (1849) - un siège de 52 jours pour affamer la population et les combattants - Laghouat (1852) - massacre de la population civile, 2500 cadavres, hommes, femmes, enfants, avec pour la première fois l’utilisation d’armes chimiques contre la population civile.
Si les Algériens se souviennent de ces morts, et commémorent aujourd’hui encore les atrocités qui se sont produites, c’est une autre mémoire française qu’il faut évoquer.
Dans la longue liste des noms de baptème de la prestigieuse École Militaire de Saint-Cyr, on trouve le nom de Zaatcha (1851). Douleur d’un côté, gloire militaire de l’autre.
Une autre promotion de Saint-Cyr retient l’attention: 1958, Thomas Bugeaud. Les anciens se réunissent toujours au sein de l’ « Association Promotion Thomas Bugeaud ». Une assemblée générale s’est tenue en 2021. Ils boivent des coups sous le patronage du maréchal. Le sang versé, la violence outrancière? C’était la guerre, n’est-ce pas? Et les « enfumades »? Vous connaissez les « enfumades »? Pour ceux qui répondent non, voici…
Thomas Bugeaud tente de mettre de l’ordre en Algérie depuis 1841. Il se désole de le constater mais l’extrême violence que lui même et les généraux qui l’accompagnent font subir aux populations locales ne les dissuadent pas d’aider Abd el-Kader ou d’autres chefs musulmans en lutte contre les Français. Le découragement guette les troupes françaises. C’est dans ce contexte que se produisent les « enfumades ».
Parfois, les populations des villages perçoivent suffisamment tôt l’arrivée des militaires français. Ces colonnes mouvantes à l’horizon annoncent le pillage et la mort. Donc, il faut partir. Les habitants prennent leurs maigres richesses, poussent devant eux le bétail qui est leur subsistance, Et tous partent se réfugier dans des grottes voisines, nombreuses dans les zones montagneuses.
Excédés d’avoir marché pour rien, frustrés de constater que la fuite les prive du plaisir de tuer, les officiers français, soutenus par les soldats, prennent des décisions qui, aujourd’hui encore, représentent une tâche sur l’honneur de l’institution. Postés devant les ouvertures des grottes dans lesquelles se sont retranchés les fuyards, les militaires regroupent des branchages, mettent le feu, asphyxient tout ce qui se trouve dans le refuge: hommes, femmes, enfants, bétail.
Trois massacres de ce type sont parvenus jusqu’à nous. « Il est probable que la pratique fut plus fréquente qu’il n’y parait », écrit à ce propos Charles-André Julien.
En juin 1844, le général Eugène Cavaignac pourchasse la tribu des Sbéhas, dans l’Oranais. Il soupçonne certains de ses membres d’avoir tué des colons. Il les localise dans des grottes du massif montagneux. Des négociations commencent. Les musulmans ne veulent pas sortir. Ils redoutent d’être assassinés. Eux mêmes tuent un capitaine venu parlementer. Cavaignac prend alors une décision radicale, qui témoigne de la perte de repères provoquée par l’extrême violence dans laquelle vivent les militaires depuis des années. Il donne l’ordre d’enfumer les grottes pour provoquer l’asphyxie de ceux qui y ont trouvé refuge. Les soldats français exécutent la consigne. Elle aurait pu leur paraître monstrueuse. Ce n’est pas le cas. Aucune dissidence n’est rapportée. La suite est racontée par le général Canrobert, présent sur les lieux:
« On accumula des fardeaux de broussailles à l’entrée de la grotte. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbéhas se présentèrent à l’entrée de la grotte, demandant l’aman [la viensauve] à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts. »
Ce détail n’est pas spécifié dans le récit de Canrobert, mais le bétail aussi est mort. Et ceci est important. Des animaux vivants que l’on enfume, qu’il s’agisse de chèvres, de moutons, parfois des chevaux ou des bœufs, s’affolent tellement dans le périmètre où ils se trouvent enfermés qu’ils piétinent les humains cloîtrés avec eux. On imagine l’épouvante, le bruit, les cris qu’entendent ceux qui attendent à l’extérieur, et l’on comprend à quel degré de monstruosité s’est rendu l’armée française.
Cette action de Cavaignac a eu trop de témoins pour qu’elle demeure inconnue. Le maréchal Bugeaud notamment est mis au courant. Il ne prend aucune sanction et, apparemment, ne fait pas remonter l’information jusqu’au ministère, à Paris.
L’année suivante, toujours rageuse de ne pas parvenir à pacifier le territoire aussi vite qu’elle le voudrait, l’armée multiplie les raids, les razzias, les destructions. Au printemps, le maréchal Bugeaud adresse des recommandations à ses subordonnés. Au milieu d’autres considérations, on lit ceci:
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas! Enfumez-l’es à outrance comme des renards! »
Le 18 juin 1845, le colonel Aimable Pélissier traque la tribu des Ouled Rhia. Ils sont un millier. Ils se sont réfugiés dans la grotte de Ghar-el-Frechih, dans le massif du Darha. Comme dans le cas précédent, des animaux se trouvent avec les hommes. Le scénario est le même : les issues de la grotte sont bouchés, le feu est mis, tout ce qui est vivant meurt. Au matin, Aimable Pélissier entre dans la grotte et contemple le spectacle. Plus tard, il dira ceci:
« La peau d’un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. »
Aujourd’hui, dans l’un des multiples couloirs du Sénat, au Palais du Luxembourg, à Paris, au milieu de beaucoup d’autres, un buste de marbre blanc porte la plaque: Aimable Pélissier. La République a du mal à séparer ceux qui ont servi ses valeurs de ceux qui les ont bafoués.
Moins malin que Cavaignac, le colonel Pélissier relate le drame dans un rapport. Réceptionné par le Gouvernement général, il remonte jusqu’au ministère. Saisi à la lecture, le maréchal Soult, ministre de la Guerre, demande des éclaircissements à Bugeaud. Réponse de ce dernier, en défense de son subordonné:
« Les Ouled-Rhia, réfugiés dans leurs cavernes, où ils se croyaient inexpugnables, ont forcé le colonel Pélissier à une extrémité des plus rigoureuses (…) Cet exemple aura dans toutes ces montagnes un retentissement terrible et sera suivi d'un effet salutaire. J'ai lieu de croire que d'ici à peu de jours tout sera terminé dans le Dahra. »
Soult répond début juillet. Son désaccord est patent, son irritation perceptible:
« Je ne puis croire non plus que le colonel Pélissier ait eu des ordres pour employer de pareils moyens. Même au seul point de vue de la conquête, ne sont-ils pas plus dangereux qu'utiles ? On obtient sans doute ainsi des soumissions mais ne sème-t-on point des vengeances ? »
Jusque là, le rapport Pélissier est demeuré secret. Par quelles voies transite-t-il jusqu’à des organes de presse? Impossible à dire.
Voici ce qu’écrit Le Times, de Londres, dans les premiers jours de juillet 1845:
« Il est impossible de réprimer la plus forte expression de l'horreur et du dégoût à propos des atrocités d'un acte commis par le général Pélissier, commandant un détachement français en Algérie... Ceci n'est pas une guerre mais le massacre d'une population par celui qui a assumé le pouvoir de gouverner cette région, un monstre qui déshonore son pays, son époque et sa race ».
Des journaux allemands, anglais, français évoquent le drame et publient des extrait du rapport Pélissier qui l’authentifie. Le scandale prend les dimensions de l’Europe. Comment la Grande nation qui professe les droits de l’homme peut-elle supporter que ceux qui se battent pour elle le fassent avec une telle sauvagerie?
La Chambre des Pairs s’en mèle. Elle consacre une partie de la séance du 11 juillet 1845 à cette question. Le ministre Soult, attaqué par plusieurs parlementaires, est sur la défensive. Même si l’envie le tenaille, il ne peut pas désavouer Bugeaud. Pour s’échapper du piège, il évoque des « informations contradictoires » qui n’existent pas, et conclue par une condamnation minimale:
« J’attends les renseignements, je désapprouve hautement. »
On lui reproche le verbe, faible au regard de la tragédie. Il rectifie:
« Si l’expression de désapprobation que j’ai employée au sujet du fait dont il est question est insuffisante, j’ajoute que je le déplore. »
Le lendemain de cette séance, le ministre écrit au Gouverneur général d’Algérie. Il explique son embarras :
« Le sentiment public a été unanime, et, d’accord avec le mien, les journaux en ont été les premiers organes, et hier j'ai été interpellé à ce sujet à la Chambre des Pairs. Je n’ai pu justifier ce fait qui me semble, en effet, bien difficile à justifier. »
Thomas Bugeaud lui répond comme un maître répond à son valet :
« Et moi, je considère que le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment ».
La ligne Bugeaud triomphe. Personne ne dicte sa loi au maréchal. Même pas le gouvernement. Dans quelques jours, toujours devant la Chambre des Pairs, le maréchal Soult reviendra sur ses propos et défendra Pélissier. Ce dernier sera promu. Colonel;il était, le voici général. Encore quelques années, et il sera nommé Gouverneur général d’Algérie, malgré le crime, malgré l’ « enfumade ».
Cela situe bien le personnage, la moralité, les valeurs de Thomas Bugeaud. Qu’il ait à son nom des écoles et des rues est honteux. Que des statues le représente comme on représente un héros est est inadmissible. Et qu’enfin la plus grande École Militaire de France ait encore sur ses tablettes une promotion Bugeaud porte atteinte à l’honneur du pays. Il est temps, il est urgent, que l’institution militaire mette de l’ordre dans sa mémoire.
Est-il possible qu’en 2022 Saint-Cyr efface de ses tablettes une promotion qui lui fait honte?
Le troisième cas connu d’enfumages survient quelques semaines plus tard, mi-août 1845. Cette fois, c’est le colonel Armand de Saint-Arnaud qui dirige les opérations. Ce sont des grottes proches de Mostaganem qui servent de théâtre au drame. Plusieurs centaines de personnes meurent, une fois encore, sous les fumées toxiques délibérément provoquées. Saint-Arnaud est malin, il garde le secret. Seule, une lettre à son frère, évoque la tragédie:
« Bivouac d’Aïd-Méran. Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques (…) Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, si:plument, sans poésie terrible ni images. Pendant quelques jours, j’ai été malade, mais ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef et demain je recommencerais. Mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. »
Napoléon III, qui n’a jamais été effrayé par la crapule, a donné le nom de Saint-Arnaud à une rue parisienne du 2ème arrondissement. Vingt ans plus tard, les Républicains ont débaptisé l’artère qui porte désormais le nom du philosophe Volney, qui n’a assassiné personne. La preuve que l’on peut débarrasser l’espace public de ce qui souille notre mémoire.
Il reste encore beaucoup à écrire sur la violence terrible qu’a déchainé l’armée au delà de la Méditerranée. On lit par exemple ceci sous la plume de Georgette Elgey, une journaliste, mémorialiste scrupuleuse et talentueuse de la IV° République, dans un long chapitre consacré à la colonisation de l’Algérie:
« Ces années sont marquées d’une succession d’insurrection impitoyablement réprimées par l’armée (…) En avril 1851, trois cents villages de Kabylie sont rasés pour avoir accueilli un rebelle qui appelle les Kabyles à la révolte. »
Peut-on se représenter un tel carnage, les douleurs qu’il provoque, l’injustice qu’il constitue? Peut-on réfléchir aux traces qu’il laisse dans la mémoire de ceux qui l’ont connu? A la haine qu’il nourrit? A l’impossible pardon qu’il fabrique?
En 2005, le parlement français a voté une loi évoquant « les effets positifs de la colonisation ». Comment peut-on être à ce point aveugle quand a été raconté la sauvagerie? Les méfaits sont infiniment supérieurs aux bienfaits parce qu’ils bouleversent les âmes, provoquent le chagrin irréparable de perdre un enfant, un père, une sœur, répandent la haine comme le cultivateur répand la semence. Cela, nous ne voulons pas le comprendre. Notre idée de la France est fausse. Elle ne s’abaisserait pas en demandant pardon pour ses immenses fautes. Elle se grandirait au contraire en étant en accord avec les valeurs qu’elle défend pour le monde soit plus humain et plus fraternel.
La lassitude des horreurs conduit à abréger le récit. La conquête de l’Algérie se termine officiellement en 1871, après une répression terrible de la Kabylie qui, une fois encore, se révolte contre l’envahisseur.
Désormais, un mythe s’installe, celui de l’Algérie française pacifiée, au sein de laquelle cohabitent harmonieusement colonisateurs et colonisés. Cette réussite exprime le génie français.
Le mensonge est énorme. A partir de 1871, l’Européen, qu’il soit riche propriétaire ou petit commerçant, triomphe et domine. L’Arabe, lui, subit et tente de survivre. Même s’il est officiellement Français, le statut d’ « indigénat » qui lui est imposé le rabaisse dans la vie quotidienne. Par ailleurs, il ne mange pas à faim puisqu’on lui a volé sa terre. Enfin, il n’apprend pas non plus puisque les écoles de la République, officiellement ouvertes à tous, lui sont inaccessibles.
L’ensemble prolonge l’horreur de la conquête et l’enracine dans le temps. Cette colonisation devient une abjection de tous les jours.
Un apartheid à la française
La France n’aime pas attendre.
Sa conquête de l’Algérie se termine vraiment en 1871, par la répression très dure d’une énième révolte en Kabylie. Après cela, le territoire connaîtra une période plus calme, du moins en apparence. La braise sera toujours été vive sous la cendre des massacres.
Lors de ce dernier épisode sanglant, en Kabylie, personne n’a comptabilisé le nombre de musulmans tués. Les meneurs survivants ont été déportés en Nouvelle-Calédonie, un impôt de punition a écrasé la population, des terres ont été confisqués. Côté français, un rapport officiel parlera du « mépris systématique de la vie humaine » lors de la « pacification » . Côté musulman, la transmission orale fixe la violence dans les mémoires.
Mais donc, la France n’aime pas attendre. En tout cas, elle n’a pas attendu la fin des combats pour proclamer à la face du monde que, désormais, l’Algérie lui appartient. Une ordonnance datée du 31octobre 1838 range l’Algérie au rang des colonies de la Couronne. Ce texte vaut annexion. Dix ans plus tard, février 1848, Louis-Philippe est renversé par les barricades, comme Charles X avant lui. La République qui lui succède, deuxième du nom, confirme le statut de l’Algérie. L’article 109 de la Constitution dit ceci:
« Le territoire de l’Algérie et des colonies est déclaré territoire français et sera régi par des lois particulières jusqu’à ce qu’une loi spéciale les place sous le régime de la présente Constitution. »
Cette distinction de l’Algérie par rapport aux autres colonies (Martinique, Guadeloupe, Réunion, Polynésie, etc…) retient l’attention. Pourquoi ce territoire reçoit-il un traitement différend? S’il n’est pas une colonie, qu’est-il donc? Comment, alors, le nommer?
Une première réponse arrive le 9 décembre 1848. Un arrêté publié ce jour là découpe l’Algérie en trois départements: Alger, Oran, Constantine. En organisant l’espace sur le modèle administratif de la métropole, le gouvernement dévoile son projet de colonie de peuplement. Désormais, l’Algérie n’est plus une terre étrangère. Elle est un bout de France, elle est l’Algérie française.
Ceci pose une question singulière : que faire des musulmans présents sur le territoire ? Quel place leur accorder dans ce pays qui était le leur avant d’être le nôtre? Quels droits leur reconnaître?
Le chantier est sans précédent. Il s’agit d’organiser la vie quotidienne d’hommes, de femmes et d’enfants très éloignés de ce que nous sommes. Au moment où le problème se pose, personne en France n’y a réfléchi sérieusement. Ceci explique que les réponses apportées au fil du temps relèveront davantage du bricolage et de l’inspiration de l’instant, que de la réflexion respectueuse des individus et de leur culture.
Avant de poursuivre, notons cette triste ironie. Le paragraphe V du préambule de la Constituon de 1848 assure ceci:
« La France respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne. Elle n’entreprend aucune guerre dans ces vues de conquête. Elle n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »
Proclamer solennellement des principes contraire à la politique appliquée depuis quinze ans révèle la profondeur du cynisme dans lequel s’est installé le pouvoir français en Algérie. Ce constat règle son compte au procès de l’anachronisme. On dit souvent, en effet, à propos de cette histoire algérienne, qu’il ne faut pas regarder la situation d’hier avec les yeux d’aujourd’hui. Force est de convenir que les yeux d’hier, déjà, percevaient la tragédie dans laquelle s’engageait la France.
Les mesures décidées à partir des années 1840, en Algérie, par la puissance occupante, aboutissent à la mise en place d’une politique de développement séparé des deux communautés présentes sur le territoire, l’européenne et la musulmane. Avant d’en détailler les aspects, il faut s’arrêter sur le concept lui même.
Dans l’histoire du monde, telle que nous la connaissons et la percevons, la notion de « développement séparé » porte un nom simple, qui la définit clairement: l’apartheid. Le mot provient de la culture afrikaaner, du nom du pays où a été officiellement instauré ce système, au XXème siècle : l’Afrique du Sud. Ce pays est ainsi devenu le symbole du racisme, l’exemple de l’inacceptable. Ce que nous ignorons nous mêmes, ce que n’apprennent pas nos enfants dans les écoles, c’est que la France a appliqué une politique d’ apartheid en Algérie au cours du XIX° puis du XXème siècle. Ceci n’a jamais été théorisé, explicité, encore moins revendiqué. Mais sa réalité est incontestable.
L’apartheid français en Algérie repose sur trois piliers.
D’abord, le vol des terres effectué par la puissance occupante au détriment des musulmans. Les bonnes terres, les terres accessibles, proches du littoral, généreuses, sont attribuées aux colons européens qui arrivent par dizaines de milliers en Algérie à partir de 1848. Les anciens occupants, eux, sont chassés, contraints de s’installer ailleurs, loin, dans des espaces où la vie est infiniment plus difficile et plus triste. Les voilà désormais malheureux dans leur pays. Ce constat sentimentalisme n’émeut personne en France. On peut même écrire que tout le monde s’en moque.
Le statut que la République accorde aux premiers occupants de l’Algérie constitue le second pilier de l’apartheid. Certes, les musulmans sont français, mais aucun des droits ordinairement attachés à la nationalité ne leur sont accordés. Ils deviennent des sous-citoyens, dotés d’un statut particulier, dit de l’ « indigénat », où les devoirs sont écrasants et les droits inexistants. La Constitution de 1848 proclame pourtant qu’elle a « pour principe la Liberté, l’Egalité, la Fraternité » entre les êtres humains. La formule est belle. La Deuxième République est la première à l’employer officiellement.
L’éducation différenciée constitue le troisième pilier de l’apartheid. Les petits européens sont scolarisés à Alger ou à Constantine comme le sont leurs semblables dans la métropole. En revanche, la volonté inébranlable de l’occupant exclura durant plus d’un siècle les petits musulmans des bienfaits qu’apporte l’enseignement.
Vol des terres, statut de l’indigénat, analphabétisation de masse: voilà les trois piliers de l’apartheid français en Algérie. Parfois, des historiens emploient le mot pour décrire la politique de la France. Ils l’assortissent en général d’un point d’interrogation, ce qui en ruine la portée.
D’abord, le vol des terres.
Il faut imaginer le choc des cultures que représente l’arrivée des Français en Algérie. La société musulmane est une société de traditions. Ses règles ne sont écrites nulle part. Elles sont issues des habitudes et des usages, eux mêmes fabriqués par les nécessités d’une vie âpre, sur une terre capricieuse, exposée à d’importants aléas climatiques. Pour y faire face, une solidarité obligatoire unit ses membres. La propriété de la terre, par exemple, est collective. C’est une tribu qui la possède, pas des individus. Ce qui peut sembler une contrainte vu de France, est accepté en Algérie où le groupe se confronte régulièrement aux mauvaises récoltes ou aux disettes. Dans cette même optique, ces tribus se livrent peu au commerce et conservent leurs grains dans des silos pour y puiser aux jours difficiles. Ceci explique le morcellement du pays en une myriade infinie de tribus, et permet de comprendre pourquoi il n’existe ni conscience nationale, ni Etat.
Les Européens qui débarquent sont porteurs d’une culture différente, voire contraire à celle des musulmans. Eux valorisent l’individu, le talent particulier. Ils sont portés par cette force mentale que représente le sentiment d’appartenance à une Nation, incarnée par un puissant appareil d’Etat.
Ces différences psychologiques procurent aux envahisseurs un sentiment de supériorité. Assez vite, sinon immédiatement, c’est un mépris qui s’installe et qui explique l’absence d’états d’âme chez les militaires d’abord, les colons ensuite, dans leur confrontation avec les populations déjà présentes sur le terrain. La violence qu’ils utiliseront en sera la traduction concrète.
Prendre la terre, chasser ses occupants. La folie meurtrière à laquelle se sont abandonnés Thomas Bugeaud, Louis de Lamoricière et avec eux les officiers et les soldats de l’armée française, a été décrite dans le chapitre précédent. Un labyrinthe juridique fabriqué par la puissance colonisatrice prend le relais des fusils et des canonnades. On ne sera pas surpris de constater que les musulmans s’y perdent irrémédiablement.
Des ordonnances établissent dès les années 1840 l'accaparement des « biens habbous » par Les Domaines, institution tricolore de gestion de l’espace public. Ces biens habbous sont des parcelles cultivées dont la propriété appartient aux mosquées. Ceci matérialise l’importance de la religion dans la vie sociale. En réalité, les mosquées sont davantage dépositaires du bien que propriétaires. Il est hors de question, par exemple, qu’elles le vendent. Ainsi, les paysans les cultivent en toute sécurité, sans craindre d’en être chassés. Cette situation est établie depuis des siècles. Personne n’imagine qu’elle puisse changer.
Voici tout à coup les tribus envahies confrontées à l’acte juridique de l’occupant: la saisie des biens habbous. Ceci représente à la fois un sacrilège et un bouleversement. A la violence physique de la guerre succède la violence psychologique de la dépossession. Que peuvent faire les populations musulmanes? S’opposer et résister? La force n’est pas avec eux. La possibilité existe, qui leur est exposée sans rire par les administrateurs, de contester la décision juridique. En d’autres termes, le Conseil d’Etat leur tend les bras. Quand on est un paysan de la Mitidja ou de l’Oranais, ceci apparaît bien théorique.
Une fois la brèche ouverte, la créativité des juristes est sans limites.
Des théoriciens du droit tricolore affirment l’existence d’un usufruit séculaire au profit des musulmans, occupant sans titre d’une terre rattachée à l’empire ottoman. Celui ci se trouvant déchu de sa possession par la conquête française, cette dernière peut réaménager l’espace à sa convenance. Le raisonnement ne vaut pas grand chose. Mais qui ira le contester?
D’autres textes stipulent que tout terrain non cultivé pourra faire l’objet d’une expropriation automatique. La mesure est habile. Les agriculteurs locaux pratiquent la jachère, donc les espaces sont saisissables. En outre, une large part des espaces disponibles est réservée aux pâturages. L’administration peut ainsi, grâce à des règles de papier, mettre la main sur des centaines de milliers d’hectares et les redistribuer comme bon lui semble.
Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif. Les constructions juridiques pour prendre la terre à ceux qui l’occupent sont multiples. Il faut néanmoins citer un dernier texte, voté par l’Assemblée nationale en juillet 1873. Son auteur s’appelle Auguste Warnier. Médecin militaire, il est arrivé en Algérie en 1834. Il n’est plus reparti. Il a étudié les mœurs et les coutumes des musulmans. Il a réfléchi, écrit sur eux. Il entre en politique à la chute de l’Empire, en 1871, date à laquelle il devient député d’Alger.
La loi qu’il fait voter à une Assemblée qui connaît mal, ou pas du tout, l’Algérie, est d’apparence technique. Il s’agit d’aligner les règles algériennes de la propriété sur celles en vigueur dans la métropole. En effet, le Code civil indique que personne ne peut être obligé de rester dans une indivision contre son gré. Concrètement, cela signifie que dès qu’une personne fait connaître son désir de sortir de l’indivision, celle ci doit se recomposer autour de ceux qui veulent y rester, où se démanteler si un nouvel accord n’est pas trouvé.
Cette liberté a du sens dans une culture ou l’individu est valorisé. Elle se révèle explosive dans une mentalité où le groupe domine. Cela, Auguste Warnier le sait bien. Mais son but est de fournir un outil juridique efficace aux colons pour qu’ils puissent accaparer le plus de terrains agricoles possibles. Sitôt ce texte voté, des musulmans sont démarchés pour vendre leurs droits sur des parcelles. Les indivisions explosent les unes après les autres. C’est sur la base du texte Warnier que seront enregistrées le plus grand nombre de transactions foncières. Les historiens parlent de la « loi des colons » pour évoquer le pillage des terres algériennes.
Il faut maintenant décrire les conséquences de cette politique d’exaction au détriment de la communauté musulmane. On peut évoquer d’abord le déplacement géographique, qui est un déracinement. Se constate ensuite l’éclatement des structures anciennes sur lesquelles se fondaient la solidarité. Enfin, l’obligation est faite aux populations déplacées de s’adapter aux espaces plus arides, moins généreux.
Au bout de tous ces changements, c’est l’horreur qui se présente. L’Algérie connaît à partir de la moitié du XIXème siècle des famines régulières. Des enfants meurent de ne pas manger. Des parents meurent de faim eux aussi, ou de chagrin. Quant aux vivants, qui sont des survivants, à part la haine, quels sentiments peuvent-ils éprouver pour ceux qui leur ont apporté le malheur?
Une famine terrible sévit ainsi à la fin des années 1860. Son bilan, qui est une estimation, oscille entre 300.000 et 600.000 morts. D’autres catastrophes alimentaires, moins meurtrières, se produisent à des intervalles irréguliers jusqu’à la fin du XIX° siècle. Ces calamités installent une pauvreté endémique des populations. Certes, elles n’ont jamais vécu dans l’aisance. Mais désormais, elles luttent quotidiennement dans le dénuement. Les témoignages sur ce sujet sont innombrables. Ils émanent de voyageurs européens. Ils figurent dans les rapports militaires. Au moment d’incorporer les musulmans d’Algérie pour en faire des combattants de la première guerre mondiale, les médecins noteront des cas anormalement élevés de rachitisme. Un Gouverneur général des années 1920, Maurice Violette, pointera de la même façon l’état sanitaire déplorable de la population première du territoire.
Albert Camus se fait connaître en décrivant lui aussi la situation terrible des musulmans en Algérie. Nous sommes en 1939, il a vingt-six ans. Le journal « Alger Républicain », qui l’emploie comme reporter, l’envoie en Kabylie, d’où parviennent d’étranges rumeurs. La population s’y trouverait dans une misère extrême, les morts se compteraient par milliers, ou davantage. La presse favorable aux colons crie à la désinformation. Elle y voit la marque d’un complot visant à affaiblir la Nation.
Albert Camus se rend sur place. Sa mission est simple: raconter ce qu’il voit. « Alger républicain » publie ses reportages du 5 au 15 juin 1939. Ils décrivent une réalité française, puisque l’Algérie c’est la France, qui touche des Français, puisque les musulmans en possèdent la nationalité.
Sous la plume de Camus, les corps sont décharnés. Le froid les attaque parce qu’ils ne sont pas couverts. La nuit, le sommeil est impossible: le ventre est vide, la température basse. Des enfants affamés avalent des plantes qu’ils trouvent dans la nature. Ils meurent empoisonnés. Les maladies de toutes natures prospères. Certaines deviennent épidémies. Elles font des ravages.
Le reportage produit un choc immense. Et aussi de l’indifférence. Rien ne change. Dans trois mois, septembre 1939, ce sera la guerre. Tout le monde oubliera.
Vingt ans plus tard, la même misère.
Germaine Tillion est ethnologue. Elle a été déportée au camp de Ravensbrück, en 1944. Sa mère, là bas, a trouvé la mort. Germaine, elle, est revenue vivante. Elle connaît bien l’Algérie. Elle y allait avant la guerre, elle y retourne après. Le périple qu’elle effectue dans le pays en 1956 donne matière au récit que publient les éditions de minuit l’année suivante. Germaine Tillion emploie le mot terrible de « clochardisation » pour décrire la situation des musulmans. Nulle part ailleurs sur le territoire français un tel terme ne peut être employé pour décrire la situation des habitants. Il l’est seulement en Algérie.
Il faut décrire maintenant le second pilier de l’apartheid tricolore. Il résulte de la réponse à cette question : quel statut l’occupant doit-il accorder aux occupés ?
Au temps de la conquête d’Alger, réalisée en 1830 sans projet précis, la réponse est claire. Les musulmans sont des étrangers. Ils ont vocation à le rester. Le maréchal de Bourmont, qui a hissé le drapeau national au-dessus de la Casbah, signe un document où il garantit le respect par les armées d’occupation des coutumes et des usages observés par les musulmans. Ceci indique la volonté d’instaurer une cohabitation pacifique entre des cultures qui se découvrent par la force des armes.
Le problème se pose de manière différente après 1848, quand la Deuxième République découpe le territoire en départements. Désormais, l’Algérie, c’est la France. Alors, que sont les musulmans? Seraient-ils envisageable, est-ce possible, qu’eux aussi soient Français?
La situation paraît extravagante. Mais finalement, oui: faute d’avoir réfléchi, les pouvoirs publics conviennent que les musulmans aussi seront Français. C’est une aberration, bien sûr. D’abord parce que ce n’est pas vrai. Ensuite, parce que personne ne le souhaite, ni les musulmans, ni les colons, ni les Français de l’hexagone. Impossible cependant de dire autre chose et de faire autrement. Il faut donc mettre de l’ordre dans l’aberration.
A force de tâtonnement, un chemin se dessine. Le gouvernement, sa justice, élaborent une théorie qui distingue entre la nationalité et la citoyenneté. Effectivement, le musulman qui se trouve en Algérie - homme, femme, enfant - est Français. La Cour d’appel d’Alger le confirme en 1862, dans un arrêté retentissant. Mais il l’est imparfaitement. Là est l’astuce. Pour ne pas perturber sa vie quotidienne, il est décidé que les coutumes propres à la culture musulmane continueront d’encadrer son existence. Ceci vaut pour la constitution de la cellule familiale, qui s’articule autour de la polygamie et de la répudiation, ou pour la transmission des patrimoines, organisée par des règles séculaires.
Se construit ainsi, de manière hasardeuse, un statut spécifique, applicable aux musulmans vivant dans l’un des trois départements occupés par les Français, dits européens. Ce statut porte un nom: celui de l’ « indigénat ». Le mot, « indigène » a déjà été employée par l’administration française au XVIIème siècle, pour désigner les indiens d’Amérique, lors de la « première colonisation ». Il est repris par la puissance publique, suffisamment sûre d’elle même pour l’enfermer dans une loi. Celle ci est votée en juin 1881. Son contenu est sans précédent dans la République.
Le Français indigène, qui s’oppose au Français européen, ne bénéficie d’aucun droit civique. Le vote? Il oublie. Il est chez lui, pourtant. C’est sa terre qui est aménagée, urbanisée, modifiée. Tant pis, on se passera de son avis. Pour tenter de compenser la violence, des représentations minoritaires lui sont accordées dans certaines communes. Mais concrètement, aucun exécutif municipal ne tient compte des demandes formulées par la population « indigène », ni ne cherche à satisfaire ses intérêts.
Côté obligations en revanche, le statut est prolixe. Il confère « aux administrateurs des communes en territoire civil la répression, par voie disciplinaire, des infractions spéciales de l'Indigénat ». Le sabir administratif camoufle à peine l’arbitraire et les inégalités.
Sont ainsi réprimés les « comportements irrespectueux », « les plaintes sciemment abusives », les déplacements sans permission, car les « indigènes » ne peuvent pas se déplacer librement sur le territoire qu’ils occupent depuis des siècles. Au total, vingt-sept infractions sont répertoriées dans le texte. Elles diminueront au fil des années, mais le statut demeurera en vigueur jusqu’en 1946.
Les sanctions sont diverses. Des amendes sont bien sûr prévues. Elles peuvent avoir un caractère collectif. Des jours de travail forcé figurent également à l’arsenal, et bien sûr la prison menace les récalcitrants. Les peines sont prononcés par une autorité administrative. Elles ne sont pas susceptibles d’appel. L’ensemble est totalement dérogatoire aux principes juridiques sur lesquels se fonde le droit français.
On mesure là que la volonté de celui qui colonise l’espace n’est pas de l’intégrer à la Nation, contrairement à l’idée que cherche à imposer l’expression « Algérie française ». Le but est bien de différencier les communautés, de les tenir à l’écart l’une de l’autre, de manifester toujours la supériorité de l’une sur l’autre.
Troisième pilier de l’apartheid : l’éducation. Ou plutôt, l’absence d’éducation des jeunes musulmans.
Avant 1830, une structure éducative sommaire existait sur le territoire. Il s’agissait, pour l’essentiel, d’une étude du Coran, exclusivement proposée aux jeunes garçons. Ceci leur permettait d’acquérir les bases de la lecture, et constituait une initiation à la réflexion personnelle. Il appartenait ensuite aux esprits les plus vifs de poursuivre une démarche éducative personnelle. L’arrivée des Français fait exploser les structures de l’ancienne société. Les villages sont anéantis, les populations dispersées, affamées, privées de tous repères. La sauvagerie plonge tout un peuple dans l’obscurité. Alexis de Tocqueville, défenseur de la colonisation, résume le désastre en une phrase, écrite en 1847:
« Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. »
La fin de la conquête oblige la République à repenser son action. Maintenant que règne le calme, ou qu’il parait régner, comment organiser la scolarisation des enfants présents sur le territoire? Pour ceux qui appartiennent à la communauté européenne, la réponse est identique à celle qui est apportée en Bretagne, ou dans le Nord, ou à Toulouse. La Troisième République entreprend auprès d’eux, en Algérie la mission éducative qui va modifier le pays en profondeur.
Pour les enfants musulmans, c’est plus complexe.
Dans un premier temps, les parents musulmans rechignent à confier leur descendance aux écoles de la République. La rationalité de l’enseignement contrarie la religiosité de la vie sociale musulmane. Et puis, on apprend aux jeunes Arabes qui tentent malgré tout l’expérience, que leurs ancêtres sont blonds, qu’ils ont des yeux bleus, qu’ils sont Gaulois. Les élèves ont des doutes. Les parents aussi. La méfiance s’installe.
Plus tard, les parents raisonneront différemment. Ils ont compris que pour espérer sortir de la misère, les plus jeunes d’entre eux doivent passer par l’école. Mais c’est trop tard. La France, les Français d’Algérie, ne veulent plus scolariser les enfants musulmans.
En effet, pour beaucoup de colons, l’éducation des musulmans est un péril. Des enfants à l’esprit éveillé pourraient entretenir à leur encontre des désirs de vengeance, des envies de revanche. Les immerger dans l’ignorance facilite la poursuite de la domination. Les colons ne veulent pas que l’Etat ouvrent des classes en grand nombre pour cette population.
D’une certaine manière, ce souhait est providentiel. Il permet à Paris d’appliquer la loi du moindre effort. Comme toujours, les caisses sont vides. L’argent ira prioritairement à la construction de bâtiments et au recrutement de professeurs destinés à l’enseignement des enfants européens. Les autres feront avec ce qui reste, c’est-à-dire pas grand chose. Et tant pis pour la loi du 28 mars 1882, portée par Jules Ferry, qui rend l’enseignement obligatoire pour tous les Français. Ce sera une nouvelle dérogation à des principes généreux, mais qui s’applique,t différemment selon la couleur de peau ou les origines culturelles. « C’est peut-être là le plus grand échec de la République », écrit Jacques Frémeaux, spécialiste de l’ histoire coloniale.
Le résultat de cette discrimination est accablant. On estime qu’entre les années 1880 et 1960, environ 10 à 15% des enfants musulmans ont été scolarisés, principalement, sinon essentiellement dans les grandes villes. Formulée autrement, cette statistique indique que près de 90% des enfants de la population musulmane ont été écartés de l’apprentissage scolaire. On peut évoquer une cruauté faite aux plus jeunes, condamnés à l’ignorance alors qu’ils ne sont coupables de rien. On peut parler aussi d’erreur tragique, car ouvrir l’esprit des jeunes générations aurait pu permettre d’éviter les atrocités et de trouver des solutions dans la paix. Du début jusqu’à la fin, en Algérie, la France a accumulé les mauvais choix.
Si l’apartheid est établi au détriment de ceux qui en ont été victimes, il faut se tourner maintenant vers ceux qui sont censés en avoir profité. Que savons-nous de la population qui a fabriqué le mythe de l’Algérie française, ceux que l’on appelle les « pieds-noirs », et qui se désignaient eux mêmes comme des Algériens? D’où viennent-ils? Quels rapports entretiennent-ils avec la France, à la fois proche et lointaine?
Portrait psychologique de groupe: les « pieds-noirs »
L’Algérie est conquise. Ses premiers habitants sont vaincus, parqués, surveillés, brimés. Il faut maintenant donner une teinte européenne à cette terre arabe. Commence alors l’aventure inédite pour la France d’une politique de peuplement. Elle sera menée comme le reste, au hasard des évènements, dans le désordre et la douleur, sans préparation ni anticipation.
La migration des civils vers l’Algérie commence à la fin des années 1840. Dans les premiers temps, les Français sont minoritaires. Les gros bataillons européens viennent d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Malte. Il faut attendre la décennie suivante pour que la tendance s’inverse. Un recensement de 1857 indique que 110.000 Français et 74.000 étrangers composent le premier socle de ce que nous appellerons plus tard les « pieds-noirs ». Certains viennent cultiver la terre, d’autres veulent faire du commerce, ou bien simplement trouver du travail. Ce n’est pas l’Eldorado qui les attire, c’est la misère qui les chasse.
Face à eux se trouvent trois millions de musulmans. Ceux ci regardent la migration européenne comme la poursuite de l’envahissement par d’autres moyens. Leur cadre de vie a été piétiné, saccagé, détruit. Les voici maintenant niés dans leur possession, déracinés, expulsés. Ils se rebellent parfois, frappent, tuent des colons. La répression en retour les mâte, atteignant sans distinction les coupables ou les innocents, au nom d’une « responsabilité collective » qui les met tous dans le même sac.
On l’a dit: deux cents mille Européens font face à trois millions d’Arabes. A eux seuls, ces chiffres disent la folie du projet de l’Algérie française. Comment gérer ce déséquilibre des populations autrement que par la force et la violence ? Un système se met donc en place, au profit de la minorité. Son efficacité est évidente. Sa perversité aussi. Jour après jour, les colons qui bafouent, briment et humilient s’éloignent des repères et des valeurs de la Nation qu’ils représentent et prétendent servir. La France est humaniste, l’Algérie française est inhumaine. C’est son drame. Ce sera son tombeau.
Cette réalité est perçue très tôt par les dirigeants français.
Napoléon III est l’un des premiers à s’en alarmer. L’homme pourtant n’est pas délicat. Il s’appelait encore Louis Napoléon quand il a été élu président de la République en décembre 1848. Le scrutin présidentiel s’est déroulé au suffrage universel masculin, le premier du genre, une audace pour l’époque. Son mandat de quatre ans n’est pas renouvelable. Mais lui veut rester au pouvoir. La solution? Un coup d’Etat, comme son tonton Bonaparte. Le 2 décembre 1851, Louis assassine la IIème République, et quelques Français au passage, puis se fait appeler Napoléon III. Le Second Empire est né. C’est une construction en carton pâte, ducs et duchesses de pacotille, des profiteurs de l’instant, les poches remplies d’argent public abondamment détourné. Parenthèse: par quelle aberration la ville de Paris donne-t-elle le nom de cet olibrius à l’une de ses places? Qu’honore-t-elle? La violence politique? La prévarication? Notre mémoire collective est un invraisemblable folklore.
Donc, Napoléon III. Entre deux fêtes censées soigner sa neurasthénie et satisfaire une libido abondante, il s’intéresse aux affaires de l’Etat. Parmi celles ci, l’Algérie, qu’il découvre avec retard. Les histoires que lui racontent ses visiteurs et certains de ses conseillers l’effarent. Il découvre une cruauté française dont il pensait avoir le monopole. Il s’en étonne, et décide d’aller voir par lui même.
Le 17 septembre 1860, le voici à Alger. Les autorités lui assurent que la concorde règne sur le territoire. Il n’en croit pas un mot, se promène un peu dans la capitale et ses environs pour se faire une idée personnelle. Soudain tout se brusque : la maladie d’un proche l’oblige à écourter un séjour qu’il avait prévu plus long. Il profite de son dernier soir sur place, le 19 septembre, 48 heures après son arrivée, pour prononcer un discours qui cingle les oreilles de ses auditeurs. La première phrase est un désaveu:
« Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur de trois millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination. »
Celle qui suit, une chimère:
« La mission de la France consiste à élever les Arabes à la dignité d’hommes libres. Notre colonie d’Afrique n’est pas une colonie ordinaire, mais un royaume arabe. »
Les colons détestent l’Empire. En même temps, ils sont sûrs de leur force. Rien ne peut changer contre eux, sauf à voir le bateau algérien sombrer. D’ailleurs, les consignes que donne l’administration napoléonienne pour tenter de donner corps au fumeux concept de « royaume arabe » sont ignorées, ou appliquées à minima.
Napoléon III vient constater son impuissance lors d’un second voyage, exceptionnellement long celui là. Il débarque à Alger le 4 mai 1865 et rembarque seulement le 9 juin vers la métropole. Il sillonne les campagnes, visite les villes - Médéa, Blida, Oran, Mostaganem -. Partout, il a cette phrase:
« Traitez les Arabes comme vos compatriotes. »
Un vœux pieux. Il le sait.
L’Empire s’écroule le 2 septembre 1870, à Sedan, vaincu par une Allemagne qui gagne la première de ses trois guerres contre la France. Quand elle est informée du désastre, Alger entre dans dix jours de fêtes et de liesse. Plus jamais dans son histoire elle ne connaîtra une joie aussi intense. Les musulmans regardent la scène avec étonnement. Ils connaissent mal la politique française, n’en perçoivent pas les incohérences. Ils notent surtout ce qui leur paraît essentiel: le pays qui les occupe est affaibli, déstabilisé par la défaite. Le moment n’est-il pas venu d’une grande révolte?
La Kabylie se soulève au printemps 1871. Elle est un signal que beaucoup d’Arabes attendaient, comme l’indique une note militaire de l’époque:
« L’insurrection a fait en quelques jours des progrès effrayants. Elle a embrasé tout le pays comme une traînée de poudre. »
Certains redoutent que l’occupation ne trouve là son terme. Puis, patiemment, méthodiquement, cruellement, l’armée française reprend le terrain. A l’automne, tout est à nouveau sous contrôle. Le nombre précis de victimes chez les musulmans ne sera jamais connu. Des impôts accablent les survivants. La vie reprend, aussi injuste et incertaine qu’avant le grand soulèvement.
Cette terre ne connaît pas de répit. Tout est problème dans le déséquilibre permanent de la société algérienne. En 1881, la République décide de rendre l’enseignement gratuit et obligatoire. Il s’agit là d’une réforme immense, qui va bouleverser la vie de millions de petits Français. Son application, simple en métropole, est complexe en Algérie. Bien sûr, il faut scolariser les enfants de la communauté européenne. Ils le seront. Et les musulmans? Ils sont Français, eux aussi. Ils méritent d’être éduqués. Au nom de quoi ne le seraient-ils pas? Ils ne sont coupables de rien eux, ni de la piraterie, ni de l’esclavage des chrétiens. Leur seul tort, finalement, c’est d’exister.
Ni l’équité, ni la logique, ni l’humanité n’ont leur place dans l’Algérie française. Ceux qui occupent indûment l’espace suivent un chemin d’injustice qui leur garantit seul la survie sur ce territoire. Cette philosophie est résumée dans un cri du cœur que pousse un certain docteur Le Bon, lors d’un congrès colonial de 1889, exhumé des archives par l’historien Charles-Robert Ageron:
« Si l’instruction se généralisait dans notre colonie méditerranéenne, le cri unanime des indigènes serait: ‘L’Algérie aux arabes!’ ».
Le raisonnement est juste, sa conséquence ignoble. Dans les décennies qui suivent, la France scolarise seulement un dixième des enfants musulmans. Autrement dit, 90% des Arabes sont sciemment plongés dans la nuit de l’ignorance par la patrie des Droits de l’homme. Bien sûr, rien n’est dit publiquement. Ce qui manque, assurent les coloniaux, ce sont les moyens. L’Etat n’a pas suffisamment de ressources pour construire partout des écoles et former des maîtres. Le mensonge clôt le débat.
A ce moment du récit, il faut convoquer sur la scène un personnage considérable de la République: Jules Ferry. Président du conseil et ministre de l’instruction publique, il faut voter en 1881 les grandes lois sur l’éducation évoquées précédemment. C’est lui aussi qui assume, l’ouvre coloniale de la France, lors d’un discours prononcé à l’Assemblée nationale, à l’été 1885.
Quelques mots sont nécessaires pour situer Jules Ferry dans l’histoire de son temps. Né à Saint Dié, dans les Vosges, en 1832, il a vingt ans lors du plébiscite qui instaure le Second Empire. Avocat, il s’engage dans la cause républicaine et défend ceux que les tribunaux du régime veulent réduire au silence. La notoriété que lui valent son courage et son talent le propulse au rang des dirigeants de la République qui s’installe après 1870. Député des Vosges, il accède à la présidence du Conseil en 1880, à 48 ans. Chargé en plus de l’Instruction publique, il fait voter les lois scolaires qui feront sa renommée. Plus tard il sera ministre des Affaires des étrangères, puis dans la dernière partie de sa vie, président du Sénat, une fonction qu’il occupe seulement trois semaines, un infarctus le terrassant en mars 1893, à 61 ans.
Au croisement de la mission éducative de la France et de sa grandeur à l’étranger, la question coloniale passionne Jules Ferry. Il s’exprime sur le sujet à la tribune de l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885. L’extrait qui suit résume la pensée dominante de l’époque:
« Il y a un point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures.
Enfin, si la France veut rester un grand pays, qu’elle porte partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes et son génie. Rayonner sans agir, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. »
Cette notion de « race supérieure » suscite un débat parmi les députés, en 1885. Le mentionner permette de récuser le procès d’anachronisme que certains alimentent aujourd’hui. A la fin du XIXème, déjà, certains esprits pressentent le danger d’une telle réflexion. La première objection est philosophique: existe-t-il vraiment une hiérarchie entre les cultures et les hommes qui les portent? La seconde s’attache à la première: celui qui établit la « supériorité » d’une « race » ouvre la voie de l’arbitraire et de l’exploitation. Parmi les réponses formulées au discours de Jules Ferry, la plus célèbre demeure celle de Georges Clémenceau, 44 ans, député de Paris. Le voici, à son tour, à la tribune de l’Assemblée nationale, le 31 juillet 1885:
« Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs (…)
Vous verrez combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Non, il n’y a pas de droits de nations dites supérieures contre les nations dites inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. »
L’analyse de Georges Clémenceau colle à la situation algérienne. Pourtant, il ne prononce pas ces mots en pensant à l’Algérie. Son raisonnement est plutôt tourné vers l’Asie, et notamment le Tonkin dont la France entreprend la conquête dans ces années là. Ceci prouve combien la fiction d’une Algérie française protège l’aventure de toute remise en cause.
Jules Ferry, cependant, possède un talent particulier. Il vit sans œillères. Au printemps 1887, déchargé de responsabilités gouvernementales, il se rend en Algérie, à titre privé. Ce voyage éveille sa sensibilité. Le sort fait aux Arabes l’étonne et l’alerte. Il mesure, sur le terrain, combien dans la réalité les « races supérieures » se soucient peu de civiliser les « races inférieures ». Il demande donc aux personnes qui le reçoivent de continuer à l’informer sur la vie quotidienne de l’Algérie. Un afflux de courrier provenant de cette région surprendra les fonctionnaires du Sénat, où Jules Ferry siège désormais.
Une crise singulière survient au début de 1891. Par l’intermédiaire de leurs parlementaires, les colons organisent une campagne afin d’obtenir une autonomie financière pour les trois départements d’Algérie. Le schéma est simple: l’Etat assure les missions régaliennes mais abandonne les recettes ordinaires aux acteurs qui, sur place, décident librement du développement de la colonie. On peut parler d’une décentralisation avant la lettre. Le travail de persuasion est suffisamment bien fait pour que la presse et de nombreux responsables politiques acquiescent au projet. La résistance, c’est une surprise, vient du Sénat. Un élu du Cher, Louis Pauliat, taille la proposition en pièces. Il connaît l’Algérie. C’est l’un des rares au parlement à avoir conscience du fonctionnement oppressif, inégalitaire, si peu français de la société algérienne. Il demande à ses collègues de voter contre l’autonomie financière avec, notamment, cet argument sans appel:
« Si nous votions cette réforme, cela reviendrait à placer les trois départements dans la main d’un Conseil supérieur qui serait spécialement créé, ce qui reviendrait à abandonner le gouvernement de trois millions d’indigènes à la discrétion des représentants des colons. »
Le projet est repoussé. C’est la colère à Alger. Sur place, le Gouverneur général Louis Tirman tente de calmer les colons. Il se déplace jusqu’au Sénat, en février 1891, pour plaider son dossier. Erreur. D’abord, Louis Pauliat l’assaisonne en présentant la réalité algérienne comme peu d’orateurs osent le faire à l’époque. Il évoque la « politique arabophobe » du Gouvernement général et prédit une issue malheureuse et violente à la colonie française si elle ne se réforme pas. Répétons la date: février 1891. Puis Jules Ferry prend le relais. Dans une intervention qui, elle aussi, fait forte impression, il condamne « la colonisation par la dépossession de l’Arabe » et regrette l’absence « d’une œuvre civilisatrice qui consiste à relever l’indigène, à lui tendre la main. » Il conclut son propos par une proposition fracassante: la création d’« une grande commission d’enquête à l’anglaise », c’est lui qui spécifie, pour éclairer la représentation nationale, et à travers elle les Français, sur la situation de ce territoire lointain. Accepté! Le coup était bien préparé. Défait, Louis Tirman démissionne de son poste et abandonne ses amis à leur sort.
La commission, créé sur le champ, compte dix-huit sénateurs. Elle commence ses travaux par l’audition de divers responsables à Paris puis décide de se rendre sur le terrain. C’est ainsi que Jules Ferry, accompagné de six sénateurs, se retrouve à Alger au printemps 1892. Le voyage de la petite troupe sera long, du 19 avril au 24 juin 1892. Elle va partout: les villes, grandes ou petites, les villages, les campagnes, même lointaines. Les colons la boudent, ou l’invectivent, par presse interposée. La « Dépêche algérienne » évoque le « sentimentalisme puéril » des sénateurs. Quant à la « Vigie algérienne », elle est plus radicale:
« Il n’y a pas à répondre aux sénateurs, il n’y a pas de milieu. Il faut marcher dans le sens arabe, ou dans le sens français. »
En revanche, sur le terrain, Jules Ferry et les siens sont reçus comme des amis par les musulmans. Voici ce qu’écrit, après coup, le sénateur des Vosges:
« Les indigènes nous ont accueillis comme les envoyés de la Providence. Cette enquête était faite pour eux, nul ne l'ignore. Mais la chose était connue au fond des solitudes. La Commission a partout accueilli des groupes d'Arabes ou de Kabyles qui, fort au courant de notre itinéraire sortaient en quelque sorte de terre. »
Il précise:
« Cette confiance bruyamment manifestée avait quelque chose de touchant. Les indigènes sont très reconnaissants de ce que le Parlement veut faire pour eux : c'est la première fois qu'il leur vient de la métropole des témoignages aussi manifestes de sa justice et de sa bienveillance (…) Il règne une grande liberté de langage : c'est un peuple expéditif, un peu criard, mais la vérité s'échappe de toutes parts. »
Les plaintes principales des Arabes sont liées à leur situation économique. Ils survivent dans une pauvreté qui les plonge dans l’angoisse. Certains d’entre eux travaillent pour les colonisateurs, mais les maigres revenus qu’ils tirent de cette activité ne leur permet pas de sortir de leur condition misérable. La culture locale d’ailleurs a inventé une expression vulgaire pour évoquer cette situation:
« Faire suer le burnous ».
Peut-être la domination ne peut-elle éviter l’humiliation. Le jeu, en tout cas, est dangereux. C’est ce que pointe Jules Ferry dans son rapport. Il parle des colons, mais il emploie le singulier pour souligner l’unité de comportement de ceux qui assurent bâtir une Algérie française:
« Il a les vertus du travailleur et du patriote. Mais il n’a pas ce que l’on peut appeler la vertu du vainqueur, l’équité de l’esprit et du cœur et ce sentiment du droit des faibles qui n’est nullement incompatible avec la fermeté du commandement. Il est difficile de faire entendre au colon européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci. »
La faille repérée par Jules Ferry ne disparaîtra jamais. Les buts poursuivis par la France et ceux des Européens présents en Algérie ne coïncident pas, ou plus. La première recherche du prestige dans l’accroissement de son territoire. Elle veut démontrer son génie, c’est-à-dire sa capacité à bonifier une terre et à agréger des populations diverses autour de ses valeurs. Les seconds sont étrangers à ces préoccupations. L’Etat les a embarqué dans une aventure dont il n’a pesé aucune conséquence. Maintenant qu’ils sont sur la terre, qu’ils la cultivent et la font fructifier, ils veulent la garder. Ils savent que cette détermination les condamne à la force, et s’il le faut à la violence, à la ségrégation, à des formes agressives de vie commune avec les musulmans. Leur erreur est de penser que cette situation peut durer longtemps, éternellement. En attendant, puisque les chemins divergent, les psychologies divergent. La France est ce qu’elle est, c’est à dire française, tandis que les Français d’Algérie, au regard des principes et des valeurs, sont de moins en moins Français. L’histoire ici a noué des fils horribles. Et elle les a serrés fort. Il faudra beaucoup de morts avant de les dénouer, un jour de mars 1962, à Evian, une ville verte à la nature opulente, qu’une main délicate a posé au bord d’un lac.
Cette brisure entre la France et ceux qui parlent pour elle en Algérie s’est souvent produite autour de la personne du Gouverneur général. Celui qui occupe cette fonction se trouve en charge du pouvoir civil et militaire. Il apparaît, sur le papier, comme l’homme fort du territoire. C’est d’ailleurs pour lui conférer une autorité maximale qu’il est nommé par la République en Conseil des ministres et qu’il s’installe dans l’imposant Palais d’été, sur les hauteurs d’Alger.
Le premier accroc se produit en 1870. L’Empire vient de s’écrouler. Pour parer à l’urgence, le nouveau pouvoir à Paris nomme Jean-Louis Walsin-Estherazy au poste de gouverneur général. C’est un général. Il a 67 ans. Il a participé à la conquête de l’Algérie dans les années 1850, puis exercé un long commandement à Oran. Il connaît donc parfaitement le pays.
La psychologie des militaires a changé, c’est d’ailleurs un trait curieux de cette histoire complexe. Eux qui ont été si brutaux avec les musulmans tentent désormais de les protéger de l’avidité des colons. Du coup, les relations entre l’armée et les civils sont tendues. La nomination de Walsin-Estherazy est vécu par ces derniers comme une provocation. Des grèves et des manifestations approchent le territoire de l’insurrection. Après plusieurs jours d’agitation, le maire d’Alger télégraphie à Paris:
« Des comités de salut public se forment en dehors de nous pour faire élire un commissaire extraordinaire… »
Le pouvoir parisien, qui doit régler mille urgences, cède aux émeutiers. Le général aura tenu un mois dans son beau Palais. Il est prié de déguerpir. Le suivant sera pratiquement choisi par les colons eux mêmes. Ce bras de fer perdu par le gouvernement en appellera beaucoup d’autres. Au passage, il faut noter une curiosité. La formule de « comités de salut public » sera employée à l’identique un siècle plus tard, par les émeutiers du 13 mai 1958, qui donneront le branle à la mécanique du retour au pouvoir du général Charles de Gaulle.
D’autres conflits se noueront autour d’autres gouverneurs. Les citer tous serait lassant. Il faut citer le cas particulier de Maurice Viollette, député socialiste, proche de Léon Blum, qui s’est intéressé à l’Algérie dans le cadre de son travail parlementaire. Il sait que sa nomination, en 1925, est mal vue par les colons. Alors, il prend les devants et livre cette déclaration, au premier jour de son arrivée à Alger:
« Prenez garde, les indigènes d’Algérie, par votre faute sans doute, n’ont pas encore de patrie. Ils en cherchent une. Ils vous demandent la patrie française. Donnez-là leur vite ou, sans cela, ils en feront une autre. »
Enfin, un dernier exemple, aux conséquences dramatiques. A la fin janvier 1956, Guy Mollet, leader des socialistes de l’époque, devient président du Conseil. Il a mené la campagne des élections législatives sur le thème de la paix en Algérie, puisque la guerre a commencé dix-huit mois plus tôt, à l’automne 1954. Pour mettre en œuvre sa politique, il nomme à Alger le général Georges Catroux, un homme expérimenté qui a accompagné le Maroc vers son indépendance.
Les colons sont hors d’eux. Ils vivent cette nomination comme une capitulation devant le FLN. Les désordres qui s’intensifient dans la province convainquent Guy Mollet de se rendre à Alger. Beaucoup dans son entourage cherchent à le dissuader. En vain. L’avion du gouvernement atterrit à l’aéroport de Maison-Blanche au début de l’après-midi du 6 février 1956. Les militaires qui accueillent le responsable politique l’informent du climat insurrectionnel qui règne dans la ville. S’y présenter est dangereux. Et qu’au moins, le président du Conseil entende ceci: il faut renoncer à déposer la gerbe prévue au monument aux morts, et filer directement dans les locaux du Gouvernement général, où sa sécurité peut être garantie.
Guy Mollet est courageux. Il a combattu pendant la guerre, fait de la résistance. Il est têtu aussi, inconscient du péril qui le menace. Il pense que l’autorité de sa fonction aura raison de la colère locale. Donc, il dépose la gerbe, comme il avait programmé de le faire. Vingt milles manifestants sont tenus à distance par les forces de police. Mais très vite, la foule grignote du terrain. Des projectiles en nombre considérable s’abattent sur le patron de la France. Ce sont des tomates. Elles lui explosent au visage. Les policiers qui font rempart sont débordés. Pour éviter le pire, son escorte rapprochée pousse Guy Mollet dans la voiture qui démarre en trombe pour trouver refuge dans le Palais d’été, distant de deux cents mètres. Guy Mollet aurait pu être lynché.
Livide, bouleversé, le président du Conseil téléphone à Paris: « Annoncez que je suspends là nomination de Catroux ». A la place, il choisit Robert Lacoste, un député socialiste qui, plongé dans le bain local, deviendra un « ultra » de l’Algérie française. Mais à côté de ce qui suit, ceci est une peccadille. Le président du Conseil est tellement chamboulé par ce qu’il a vécu qu’il prend une décision terrible. Plutôt que de chercher la paix comme il en a reçu le mandat du peuple français, il va intensifier la guerre. Ce sera son erreur devant l’histoire et son crime à l’égard de la Nation. Car la politique qu’il vient d’adopter suppose une augmentation significative du contingent des appelés, tenus d’aller se battre pour une chimère tragique. Des milliers d’enfants Français mourront pour une cause perdue à cause de Guy Mollet, des dizaines de milliers reviendront blessés, handicapés, meurtris, traumatisés.
Enfin, il est impossible de clôturer ce chapitre sur la psychologie coloniale et ceux qui l’ont incarné sans évoquer, une histoire particulière, une vie singulière, un malheur encore.
Lisez ceci:
« Les Français nés et installés en Algérie ont, dans leur grande majorité, perdu tout contact, même géographique, avec la France. Race à part, âpre au gain, désireuse de garder l’indigène sous sa coupe, laborieuse, sobre, peu intellectuelle. C’est elle qui fait la force, mais aussi la limite de l’Algérie française. Apte à conquérir le sol, elle reste foncièrement fermée à la conquête des âmes. Elle est l’obstacle le plus difficile à l’édification d’un monde franco-algérien fondé sur la justice et l’égalité. »
Ces lignes sont écrites en 1946, par un musulman converti au catholicisme. Il s’appelle Marcel Reggui. L’année précédente, en mai 1945, deux de ses frères, sa sœur, ont été assassinés à Guelma, sa ville de naissance, dans l’est algérien. L’armée et les colons ont procédé par représailles aveugles et massives, après le meurtre d’Européens dans cette région.
Dans un livre intitulé: « Les massacres de Guelma; enquête inédite sur les furies de la milice coloniale », Marcel Reggui expose sa douleur. Il affirme aussi sa conviction qu’une enquête sérieuse, objective, nourrie par l’humanisme dont la France se réclame, condamnera les assassins de sa famille.
Marcel Reggui est mort le 14 mars 1996, à Paris. Aucune condamnation n’a été prononcée pour les massacres de Guelma, demeurés impunis. L’homme qui aimait la France s’est éteint dans la tristesse de s’être trompé sur le pays qu’il s’était choisi.
Marcel est né Mahmoud, à Guelma donc, en 1907. Il est le troisième enfant d’une famille qui en compte six. Son frère aîné, Abdallah, combat à Verdun, en 1916. Il revient blessé, malade, titulaire désormais de tous les droits attachés à la nationalité française, en récompense de la défense d’une Nation que l’histoire lui a imposé comme la sienne. Abdallah accomplit alors une démarche émouvante: il se convertit au christianisme. Il se prénommera Paul.
Mahmoud fait partie des rares enfants musulmans à être scolarisé. C’est le souhait de son père, convaincu que l’école seule peut sauver ses enfants de la misère. Brillant élève dans le primaire, il ne peut accéder aux classes supérieures. Pas de place pour les indigènes. C’est donc en candidat libre, aidé par son institutrice, qu’il prépare et obtient le brevet élémentaire. Il n’en a pourtant pas fini avec le sectarisme des colons. Attiré par l’enseignement, il va à Tunis pour s’inscrire à l’école nationale des instituteurs (ENI). Celle d’Alger lui était inaccessible.
Au début des années trente, inspiré par l’exemple de son frère aîné, Mahmoud se convertit au catholicisme. Il abandonne son prénom, choisit de s’appeler Marcel. Il se rend à plusieurs reprises en métropole, découvre la littérature, les arts, et se persuade que la tolérance et les valeurs du pays qu’il définit désormais comme le sien triompheront des obstacles qui séparent les musulmans et les Européens en Algérie.
Les massacres de Guelma constituent l’échec de sa vie. Il tente, dans son livre, d’en cerner les causes:
« Le Français qui vient de métropole se scandalise d’abord des inégalités choquantes que les mœurs ont ancrées dans les esprits européens. S’il n’a pas l’âme chevillée au corps et l’esprit solide, à son tour il cède peu à peu à l’ambiance. Lui aussi progressivement enfourche ces slogans sous lesquels se cache ou une inconscience criminelle ou un pessimisme inhumain: ‘il n’y a rien à faire avec les Arabes!’; ‘ils sont tous les mêmes: voleurs, menteurs et sales!’; ‘ils ne nous aiment pas’ » Et pour se couper de toute espérance de voir un jour le musulman évoluer au point de l’égaler, ce Français métropolitain conclut par cet adage où l’odieux le dispute à l’injuste: « Coupez la queue d’un raton, il restera toujours raton. »
Ce dernier mot, « raton », a produit l’affreux « ratonnade », définit ainsi par les dictionnaires:
« Expédition punitive ou brutalités exercées contre des Maghrébins; par extension, brutalités exercées contre un groupe social ».
Marcel Reggui tire de ce drame la leçon que l’histoire finalement écrira:
« Les événements de Guelma ont signé la mort de l’assimilation, dont nous sommes un dernier témoignage, et ont signifié à la colonisation qu’elle était déchue de toute autorité morale pour se maintenir, autrement que par la force. »
Lui même reste fidèle à la France. Dans les années cinquante, il enseigne le français, d’abord dans un collège d’Aire-sur-Adour, dans les Landes, à Orléans ensuite. Il peut à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, en 1996. Ses obsèques se déroulent à l’église de Saint-Jean-de-la-Ruelle, sa ville de résidence, dans l’agglomération orléanaise. Une rue porte son nom aujourd’hui dans la cité, ainsi que l’auditorium de la médiathèque d’Orléans.
L’espace public est un enjeu pour la mémoire. Le maréchal Bugeaud et le général Lamoricière possèdent leur statue, des avenues portent leurs noms, des écoles aussi. Ils représentent exactement l’inverse de ce que fut la vie de Marcel Reggui, qui aima la France et son humanisme. Il faut beaucoup d’hypocrisie à un pays pour honorer en même temps des trajectoires aussi parfaitement opposées.
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